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L'horreur

Un projet audacieux : réunir dans la même aventure Dante et Freud, explorer un enfer actualisé et psychanalyser le subconscient du XXe siècle. Seul l’« uomo du cultura » qu’est Giorgio Pressburger pouvait se permettre de l’envisager.
Un projet audacieux : réunir dans la même aventure Dante et Freud, explorer un enfer actualisé et psychanalyser le subconscient du XXe siècle. Seul l’« uomo du cultura » qu’est Giorgio Pressburger pouvait se permettre de l’envisager.

Son narrateur – qui a bien des points communs avec lui – est, comme Dante, « au milieu du chemin de la vie ». Seul survivant d’une famille hongroise victime des massacres soviétiques de 1955, il veut, à n’importe quel prix, retrouver son père et son frère jumeau dans l’au-delà. Et le prix, justement, que lui demande une sorcière toute-puissante n’est pas son âme, comme ce fut le cas pour Faust, mais la totalité de ses biens (« comptes en banque, terrains, obligations, bons du Trésor »). Ce qui n’a rien d’étonnant puisque l’argent, à notre époque, a beaucoup plus de valeur que l’âme. L’affaire conclue il est aussitôt pris en charge par un accompagnateur, rapidement remplacé, non par Virgile, mais par Freud en personne, « grand détective des âmes », symbole s’il en est de la psychanalyse : « Professeur, je vous prie, aidez-moi. Vous seul pouvez m’aider désormais. » Au cours du récit on apprend que la durée de cette descente aux enfers, entreprise en 1999, correspond aux cinq années d’analyse effectuées par le narrateur. Le parallélisme est évident.

Sans pouvoir entrer dans le détail du cheminement semé d’obstacles : énormes montagnes, précipices sans fond, mers déchaînées, éruptions volcaniques et monstres barrant la route qui conduit au but, disons tout de suite que l’au-delà de Pressburger ne comporte ni paradis, ni purgatoire, puisque l’homme contemporain ne mérite ni le premier, ni même le second. Quant à son enfer, il est plus terrible, dans la mesure où c’est possible, que celui de Dante. Le feu traditionnel, sans doute atroce mais purificateur, n’est présent que dans la phase finale du séjour dans l’« obscur royaume ». Dans la géhenne de l’homme du XXe siècle, tout n’est que putréfaction, égouts, cadavres grouillants de vers, puanteurs insoutenables. Des images crues, morbides, cauchemardesques, intentionnellement éprouvantes puisqu’elles doivent illustrer « l’horreur des horreurs » qui s’est concentrée dans le siècle précédent. « Les prisonniers furent pris de vomissements, l’odeur d’amande du cyanure envahissait nos narines, nos pores, je les voyais voltiger, gesticuler, tomber, ramper sur le ciment, sur leurs propres vomissures sanguinolentes, les yeux exorbités, et moi aussi, alors je poussai de longs râles, maudissant tout, sans trêve. Expulsant mes propres entrailles. Vomissant tout ce qui était en moi : poumons, cœur, œsophage ; et le moi et les autres moi grimpaient les uns sur les autres dans l’espoir de respirer au sommet des corps voisins. »

Né en 1937 à Budapest, Pressburger est bien placé pour avoir une vision panoramique de l’époque qui s’ouvre avec « l’infâme » Seconde Guerre mondiale. Témoin plus ou moins direct de tant d’événements tragiques, il conçoit un enfer sans Dieu, dont le seul avantage (par rapport à l’enfer chrétien) est de n’être pas éternel. Ses occupants, bons et méchants, sont tous en attente d’une crémation qui les rendra au Néant : « Le néant n’est que du néant, il n’est peuplé que par le néant du néant, du néant, du néant : le néant. » Ce n’est donc pas uniquement un lieu de punition, mais un lieu d’infinies souffrances où sont mêlés bourreaux et victimes. On n’y rencontre ni Brutus, ni le marquis de Montferrat, ni Ugolin, coupables trop anciens, mais aussi bien Mussolini que Primo Levi et les juifs du ghetto de Rome que le pape Pie XII. Les hordes de damnés sont réparties par cercle, évidemment, et très bien organisées : tous ensemble les Tutsis du Rwanda, les gazés des camps nazis séparés des déportés des camps russes, la bande à Baader n’est pas dispersée, les victimes des généraux argentins ne communiquent pas avec celles de Franco. Les suicidés sont eux aussi regroupés, Ceylan côtoie Tsvetaeva et Walter Benjamin, pour ne citer que ceux-ci. Mais on retrouve aussi parmi ces réprouvés, tortionnaires et suppliciés, subissant injustement le même sort, toute l’intelligentsia européenne du XXe siècle : dans le désordre Trakl, Maïakovski, Ferenczi, Hannah Arendt, Derain, Cocteau, Bartók… L’enfer étant surpeuplé, il est impossible de tous les répertorier. On ne peut cependant passer sous silence la terrifiante hydre à trois têtes qui rassemble trois antisémites notoires : Pound, Céline et Hamsun. « Honte au monde, honte, honte ! »

Ces tableaux terrifiants, sur fond de hurlements et de grincements de dents, pourraient se passer de commentaires, mais l’auteur, très scrupuleux dans sa documentation, les accompagne de nombreuses notes, de didascalies, et fait précéder chaque chapitre, selon une mode ancienne, d’un bref résumé. Le récit, comme l’enfer, est parfaitement organisé. 

Le difficile pari est donc gagné, et si le livre ne peut espérer une aussi vaste diffusion et une aussi longue vie que La Divine Comédie, il supporte du moins la comparaison. Transcendant les petits délits individuels, cocufiages, vols, viols et meurtres, qui alimentent la littérature d’aujourd’hui, le romancier va droit à la Conscience du Monde. Mais comme celle-ci est immense, il isole en elle la partie la plus représentative du Mal : celle où la destruction de l’homme est devenue systématique et industrielle. L’analyse, au sens psychanalytique du terme, que Pressburger pratique sur l’esprit malade du XXe siècle ne suffira évidemment pas à effacer ces fautes monstrueuses, mais elle nous en fait du moins prendre conscience, en nous les révélant dans toute leur horreur. Une horreur que Pressburger, dramaturge, cinéaste et poète, sait rendre avec toute la sinistre théâtralité qu’elle exige. Inutile de dire que le style est à la hauteur de la pensée. Un texte hors du commun, à tous points de vue. 

Monique Baccelli

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