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La fenêtre dans l'espace littéraire

Article publié dans le n°1109 (16 juil. 2014) de Quinzaines

Les études thématiques ont été fortement orientées et revivifiées par les travaux de Jean-Pierre Richard et par les développements contemporains de la sémiologie des genres littéraires. Le dernier ouvrage d’Andrea Del Lungo se place à la croisée de ces deux démarches. Centrée sur un thème apparemment anodin – la fenêtre –, sa réflexion montre à quel point la littérature occidentale en a fait un motif à haute valeur symbolique, et un des vecteurs de la signification littéraire.
Andrea Del Lungo
La fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire
Les études thématiques ont été fortement orientées et revivifiées par les travaux de Jean-Pierre Richard et par les développements contemporains de la sémiologie des genres littéraires. Le dernier ouvrage d’Andrea Del Lungo se place à la croisée de ces deux démarches. Centrée sur un thème apparemment anodin – la fenêtre –, sa réflexion montre à quel point la littérature occidentale en a fait un motif à haute valeur symbolique, et un des vecteurs de la signification littéraire.

L’ambition d’Andrea Del Lungo est d’« articuler une histoire littéraire des fenêtres à une réflexion d’ordre sémiologique sur la représentation », à partir d’un corpus essentiellement centré sur la littérature du XIXe siècle, mais avec des incursions dans l’art et la littérature depuis le Moyen Âge et parfois jusqu’à nos jours. Par une habile mise en abyme qui met à profit le thème axial de l’ouvrage, la composition du livre emprunte au champ lexical de son titre : enchâssant les « carreaux » des chapitres dans les « croisées » des parties, l’espace du livre s’incorpore la structure cloisonnée de son objet.

L’un des premiers intérêts de l’ouvrage est de rappeler à quel point l’image de la fenêtre est au fondement de la pensée et de la pratique esthétiques en Occident, via le De pictura de Leon Battista Alberti paru en 1435. Analysant l’espace pictural – celui du tableau – comme section de la pyramide visuelle, avec un point de fuite unique, Alberti comparait cet espace à « une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée ». S’appuyant sur des commentaires autorisés de cette célèbre formule, Andrea Del Lungo montre que cette « fenêtre » ouvre moins sur le monde qu’elle ne délimite esthétiquement le lieu de la figuration. Ainsi s’éclaire le topos pictural de la fenêtre, de même que la représentation, courante au XIXe siècle, du poète au balcon ou à sa mansarde, et la théorie des « écrans » développée par Zola : « comme Alberti, Zola suggère que la fenêtre est un espace imaginaire, où le réel devient œuvre ».

La fenêtre est ainsi en littérature une métaphore fréquente de la création, comme le montre une éclairante analyse du poème « Les fenêtres » de Baudelaire dans Le Spleen de Paris. Croisant sa réflexion avec les commentaires de Jean Starobinski, Andrea Del Lungo analyse comment chez Baudelaire « s’opère une projection vers l’autre qui provoque un repli sur l’identité », dans une dynamique qui affirme « le pouvoir de l’imagination, comme seul moyen de saisir une «réalité» ».

La fenêtre était déjà devenue, chez certains romantiques comme Leopardi, un motif profondément dialectique, un seuil réversible entre le fini et l’infini. Chez Hugo, elle figure l’œil du poète, doué d’un pouvoir de « voyance qui permet la compénétration des espaces opposés ». Tout concourt ainsi, au XIXe siècle, à assimiler la vitre à la page, la fenêtre à l’espace de l’écriture, « seuil d’une relation entre l’écrivain et sa propre création ». Cette évidence s’impose dans le rythme dansant de l’écriture de Rimbaud : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

La fenêtre est naturellement le lieu du regard pulsionnel, interdit, coupable, entravé, chargé de désir : « l’amour passe par la fenêtre ». Dans La Princesse de Clèves, le topos ancien de la femme à la fenêtre est subverti par une « forme détournée de réciprocité du regard ». Dès lors, dans l’épisode de Coulommiers, Mme de Clèves, devenue sujet observant et non plus seulement objet passif, devient un personnage « impénétrable », qui suscite l’hésitation même du narrateur.

Cette réciprocité des regards se rejoue dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, fondant cette fois-ci la « proximité éloignée » dont a parlé Jean Rousset : toute la dernière partie du roman « raconte l’histoire d’une vision aérienne entre deux personnages emprisonnés en dehors du monde », où « l’obstacle devient l’élément fondateur du désir ». Chez Proust, Robbe-Grillet, Flaubert, Maupassant, Andrea Del Lungo montre comment ce lieu d’investissement du désir qu’est la fenêtre peut se constituer comme espace de signes, poste d’observation voyeuriste, et moyen de domination.

La possession amoureuse de l’autre n’est peut-être qu’un avatar topique d’une fonction plus essentielle encore de la fenêtre : celle d’ouvrir un espace de connaissance. Elle cristallise ainsi « l’attrait irrésistible du roman balzacien, et en général du roman “réaliste”, pour toute forme de découpage interne à l’univers fictionnel ». Les fenêtres balzaciennes (« La maison du chat-qui-pelote » ; Petites misères de la vie conjugale ; Ferragus) sont ainsi des lieux optiques d’accès à la connaissance du réel. Dans le roman policier, dominé par la figure de l’enquêteur, cette fonction scopique coïncide presque exactement avec la substance narrative, comme dans le Double Assassinat de la rue Morgue de Poe.

Le livre rappelle à intervalles réguliers qu’avant d’être un motif symbolique la fenêtre est un élément d’architecture dont la nature et la fonction ont considérablement varié au cours du temps, structurant les rapports entre intérieur et extérieur, orientant le jeu des regards comme le trajet de la lumière. Grâce à ces rappels, l’étude d’Andrea Del Lungo enrichit sa recherche symbolique par l’éclairage de la sociocritique. Comment en effet ne pas lier le motif de la dame à la fenêtre chez Pétrarque avec la fabrication du verre, qui remplace les matériaux précédemment utilisés (parchemin, papier huilé, mica) ? La fenêtre peut alors redoubler le motif des yeux comme « seuils corporels entre le dedans et le dehors ».

Au XIXe siècle, la fonction d’ouverture sur le dehors sera accrue par la démocratisation des fenêtres, la possibilité technique de les agrandir et de les multiplier, signe alors d’une richesse que sanctionnera un impôt sur les fenêtres. Cette ouverture sur le dehors engendrera symétriquement la multiplication des rideaux, étoffes, papiers peints et autres draperies, conduisant à la constitution de « l’appartement comme un étui pour l’homme » (Walter Benjamin). Commence alors l’époque de l’« opacification des fenêtres », comme protection contre le dehors.

C’est à cette dimension paradoxale qu’est consacré le dernier chapitre du livre, où l’on trouve une riche analyse du motif de la fenêtre dans Madame Bovary. Jean Rousset avait déjà noté à quel point ses apparitions sont « autant de points névralgiques du récit, de nœuds où le cours narratif s’arrête ». Dans l’épisode du bal à la Vaubyessard, la fenêtre a « une fonction d’exclusion sociale ». Loin d’ouvrir l’illusion d’un ailleurs, la fenêtre devient dans ce roman le signe de l’impossibilité de s’affranchir du monde social dans lequel règnent l’hypocrisie et la bêtise. Avec le symbolisme, cette opacité s’accentuera : chez Mallarmé, la croisée enferme le sujet dans un ici-bas qui le prive de tout accès à l’idéal, comme dans la poésie de Maeterlinck et À rebours de Huysmans : « Le héros de la bible du décadentisme est un homme qui refoule la lumière. »

Les grandes baies vitrées de l’architecture contemporaine, qui imposent le règne de la transparence totale, signent-elles la mort de la puissance symbolique de la fenêtre ? Une ingénieuse et rapide « réouverture » finale (placée sous le signe de « Windows ») propose de voir dans nos écrans d’ordinateurs le dernier avatar de la fenêtre : espace de création où s’imprime la trace de l’écriture – et lieu d’échange et de communication, articulant la dialectique entre intérieur et extérieur qui traverse tout ce livre.

Daniel Bergez

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