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Au cours du XXe siècle, la science-fiction a progressivement repoussé au second plan les formes classiques du fantastique, mais certains romanciers, et c’est le cas de Michele Mari, se réclament encore des procédés anciens utilisés, par exemple, par E. T. A. Hoffmann : d’un quotidien banal, le récit glisse insensiblement vers un irréel plus ou moins appuyé. Les frontières entre le vraisemblable et l’invraisemblable restent floues.
Michele Mari
Les limaces françaises
(Seuil)
Au cours du XXe siècle, la science-fiction a progressivement repoussé au second plan les formes classiques du fantastique, mais certains romanciers, et c’est le cas de Michele Mari, se réclament encore des procédés anciens utilisés, par exemple, par E. T. A. Hoffmann : d’un quotidien banal, le récit glisse insensiblement vers un irréel plus ou moins appuyé. Les frontières entre le vraisemblable et l’invraisemblable restent floues.

Rien de plus vraisemblable que le point de départ. On est en 1969, plus de vingt années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et Michelino, treize ans, passe les vacances d’été dans la vaste et vieille maison de ses grands-parents, toute proche du lac Majeur. Les grands-parents en question, bloqués devant leur écran de télévision, s’occupent peu de lui et le laissent parfaitement libre de faire tout ce qu’il veut. Un peu délaissé, le jeune garçon s’attachera très vite à l’étrange jardinier, Felice, moitié idiot, moitié visionnaire et d’un physique peu attirant. « Ce qui le caractérisait, c’était quelque chose d’informe, tant à cause de sa corpulence éternellement fagotée dans la même combinaison, que de son visage que compliquaient une cicatrice reliant le sourcil de l’œil gauche au bord de la lèvre, une large envie lie-de-vin et toutes les verrues dont les saillies étaient compensées par les cavités des ulcères de petite vérole. » Ajoutons à cela que le gentil « monstre » perd la mémoire, égrène des souvenirs étranges, décousus, fragmentaires, dans son patois presque incompréhensible. Michelino fait tout pour enrayer la dégénérescence de son esprit. Par affection sans aucun doute « car il m’aimait beaucoup, cet être, et être aimé par un monstre est la protection la meilleure contre l’horreur du monde », mais aussi pour des raisons plus personnelles.

Nourri de films d’horreur et de romans gothiques, Michelino décèle dans la maison et le jardin, mais surtout dans les propos de Felice, d’innombrables énigmes : quel est le passé, ou plutôt le non-passé, du jardinier quasi amnésique, pourquoi appelle-t-il les limaces rouges des « limaces françaises » et les déteste-t-il, que s’est-il passé d’horrible dans la grande maison, occupée pendant la guerre par de mystérieux émigrés russes, les Kropov ? Autant de questions qui ne troublent guère les grands-parents. Aussi Michelino, tel un Maigret en herbe, intelligent et tenace, mène-t-il son enquête tout seul et résoudra-t-il peu à peu toutes les énigmes. Les découvertes, plus ou moins macabres, ou répugnantes, car l’auteur ne craint pas la morbidité, se succèdent et reconstituent le puzzle. Pour commencer, Michelino a trouvé dans la cave une énorme cuve pleine des fameuses « limaces françaises ». D’où viennent-elles, de quoi se nourrissent-elles, pourquoi les garde-t-on au lieu de les détruire ? « Je courus au bûcher, je pris sans précaution une brassée de grosses barres de verdet, je les jetai dans le tonneau : on entendit aussitôt un grésillement, dont je ne voulus pas établir s’il dépendait directement de la brûlure ou s’il s’agissait d’une plainte collective. Éclairé par la lampe, l’intérieur du tonneau scintillait de deux couleurs opposés, le rouge des limaces et le turquoise du verdet au contact duquel les limaces se tordaient et brunissaient. » Mais le millier de limaces « grillées » par le sulfate, les dix-sept squelettes de résistants français exhumés, les trois nazis momifiés dans leur uniforme, ne sont pas seulement là pour impressionner le lecteur, ils relèvent d’un épisode (authentique ?) oublié, ou refoulé de la Seconde Guerre mondiale, que le jeune détective finit par éclairer. Ce qui donne une dimension historique à un roman qui pourrait paraître un simple « polar ».

Et curieusement, ce pseudo-roman policier, plein d’horreurs et d’authentiques tragédies, garde une réelle fraîcheur, peut-être parce que c’est un adolescent qui en est le héros. En fait, il y a deux mondes, l’un plein de lumière : l’été, la belle campagne, l’affection qui lie l’enfant et le jardinier, le plaisir de la recherche et de la découverte, et le monde obscur, celui du sous-sol, des cadavres, des limaces carnivores, des viles actions des Kropov. Et, faisant le joint entre ces deux mondes : l’étrange Felice. Cette ambiguïté, ou cette division, existe aussi dans la personnalité de Michelino et ne le quittera plus. À cinquante ans, le narrateur écrit : « Rien n’a changé, car la duplicité a toujours été ma condition ; mais je ne suis jamais parvenu à savoir si ma scission est uniquement psychologique ou également ontologique. Selon Felice cohabitaient en moi un mort et un vivant. » Tout est, en effet, à la limite du vraisemblable. Un roman qui tient en haleine et prouve que les bons vieux procédés du fantastique classique fonctionnent encore parfaitement, pour peu que le romancier sache les mettre au goût du jour.

Monique Baccelli

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