La poésie n'a rien d'un aimable divertissement

Cette anthologie vise a priori tous les lecteurs qui ignorent la poésie de notre temps. Sont concernés également ceux qui la vivent (la lisent ou/et l’écrivent) pour y découvrir des œuvres qu’ils ignorent, pour envisager les évolutions du genre et du temps.
Yves Di Manno
Isabelle Garron
Un nouveau monde : poésies en France 1960-2010
Cette anthologie vise a priori tous les lecteurs qui ignorent la poésie de notre temps. Sont concernés également ceux qui la vivent (la lisent ou/et l’écrivent) pour y découvrir des œuvres qu’ils ignorent, pour envisager les évolutions du genre et du temps.

Les auteurs font de l’histoire de la poésie un récit qui ne peut que prêter à polémique. Entre désaccord violent et adhésion enthousiaste, on sait que la poésie n’a rien d’un aimable divertissement.

La photo d’Isabelle Garron en première de couverture sonne comme une déclaration d’intention. Un panneau, sans doute new-yorkais, prévient : « You are now/ leaving the…/ CITY/OFD/REA/MS…» Nous devinons d’abord que les «poésies» se situant dans la mouvance des courants américains seront très présentes. Mais la phrase en anglais nous prévient aussi que nous allons quitter la poésie des rêves (si nous y demeurions) pour entrer dans celle du réel.

Première dimension de lecture, une anthologie dans laquelle le lecteur est invité à parcourir les paysages, à gravir les montagnes parfois escarpées, à descendre sans rappel dans des gouffres sans fond, à arpenter des chemins lumineux mais parfois venteux, à s’arrêter dans des jardins plus calmes, à s’égarer dans des cités bruyantes, à faire demi-tour quand la rue se révèle impasse. C’est l’aventure du lecteur. Chacun des 103 poètes sélectionnés, dont 28 femmes, se voit consacrer de 5 à 29 pages (Jacques Roubaud), de quoi se faire une idée de ce que l’on peut trouver chez chacun et donner envie d’en lire plus. Ce «nouveau monde» de l’anthologie compose donc un ensemble stable, synchronique.

Chaque ensemble de poèmes retenus est précédé d’une présentation précise, d’une à cinq pages, qui se préoccupe peu ou pas de la biographie du poète, à quelques exceptions près, mais davantage de la caractérisation de son écriture et de son évolution, ainsi que de la place, ou du rôle, du poète dans la poésie contemporaine.

Le lecteur qui fréquente déjà la poésie d’aujourd’hui et qui prend une anthologie dans ses mains vérifie forcément dans l’index que tout le monde y est, sachant que ça ne peut pas être le cas. Alors oui, Caroline Sagot-Duvauroux, Éric Sautou, Danielle Collobert, Jean-Philippe Salabreuil sont bien présents. Mais où sont Antoine Emaz, Pierre Dhainaut, Patrick Wateau, Pierre-Albert Jourdan, Pierre Garnier et tant d’autres?

Seconde dimension de ce livre : le récit des aventures de la poésie française de 1960 à 2010. Il nous présente la « grande révolution moderne » qui nous a fait passer d’une « réfutation » des formes passées à leur relecture et réinvention.

Les auteurs de cette anthologie sont eux-mêmes poètes (et présents comme tels dans cet ouvrage). Yves di Manno (21 pages) dirige depuis 1994, à la suite de Claude Esteban, la collection « Poésie » de Flammarion » (où Isabelle Garron a publié trois recueils) consacrée à la poésie d’aujourd’hui et aux œuvres rassemblées de poètes importants de la seconde moitié du XXe siècle. Les choix des anthologistes sont d’abord ceux de l’éditeur: 42 des 103 poètes de l’anthologie ont été édités dans la collection Poésie/ Flammarion.

Le récit a une allure ethnographique. Il s’organise autour de la présentation des « tribus » constituées autour de revues (ou de quelques éditeurs). Ce qui est abordé, ce sont les collectifs. Dans les tribus présentées, pas de chef à la parole indiscutable : des hommes et des femmes qui réfléchissent, se font part de leurs découvertes, constituent des dossiers d’études, expérimentent ensemble. Le temps du poète mage ou devin est révolu.

Des choix sont faits (encore des occasions de polémiques). Les revues élues sont regroupées par décennie. Les auteurs sont présentés à la suite de la revue à laquelle ils ont participé. Une section particulière, « Les solitaires », réunit des poètes comme Jean-Philippe Salabreuil, qu’il serait urgent de sortir de l’ombre éditoriale (mais qui collabora aux Cahiers du Chemin de Georges Lambrichs et à la NRF de Marcel Arland), ou Jacques Izoard (qui dirigea la revue Odradek). Les « solitaires » ne le sont pas toujours vraiment.

Le terme de « poésie » n’est pas défini dans l’ouvrage. On remarquera que l’un des jugements les plus élogieux est appliqué à un livre de Pierre Guyotat, écrit en prose, qui manqua pour une voix le prix Médicis : « Éden, Éden, Éden […] reste dans son impassible violence, son obscénité et son innocence, l’un des plus beaux poèmes français du XXe siècle».

Après la volonté de détruire les formes anciennes de la poésie, les poètes de la seconde moitié du XXe siècle ont peu à peu élaboré de nouvelles formes, réinventé la prosodie et les formes poétiques. Pour ce faire, ils ont étudié, repris et transformé des formes anciennes tombées en désuétude (le sonnet, le rondeau, l’alexandrin, le chant des troubadours). Beaucoup des poètes présentés sont également traducteurs.

Après la décennie dominée par la haute poésie de L’Éphémère (Dupin, Bonnefoy, du Bouchet, des Forêts, Celan…), c’est celle des années 1970 qui est privilégiée, avec les revues Change et Action poétique. Nostalgie ici de ces années de combat contre les conservatismes et contre la revue Tel Quel. Le vocabulaire du voyage devient militaire : « avant-gardes », « arrière-gardes », « position de repli », « cercles de résistance »… Évoquant les poètes actuels, les auteurs affirment que « l’aventure se prolonge », on sent pourtant que les flamboyantes années 1970 s’éloignent.

Dans un avant-propos intitulé « Vestibule », les auteurs s’expliquent sur ce qui les a guidés dans leurs choix. Ils n’ont retenu, par exemple, que les poètes dont « le parcours commence » après 1960. Sont donc ainsi exclus des poètes comme Char, Ponge, Pichette, Guillevic. L’organisation du livre par décennie attache chaque poète retenu à quelques années, alors que la créativité de beaucoup a pu s’étendre sur de longues périodes et prendre des figures très diverses.

Sont également exclus les poètes de la francophonie. Tant pis pour Gaston Miron, Nimrod et les autres… Une exception est faite pour les poètes belges. Par contre, pour la Suisse romande, le couperet tombe : « sa production littéraire, plus limitée en volume, reste aussi– à de rares exceptions près – nettement plus conventionnelle ». Sont donc exclus Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz, Pierre Chappuis (édité en France chez Corti), Anne Perrier ou Jacques Roman.

Pour le reste, les auteurs ont dû « séparer le bon grain de l’ivraie». Le récit se fait polémique avec les productions poétiques actuelles: « elles témoignent fréquemment d’un retour pur et simple aux épanchements les plus éculés, alors que l’un des efforts les plus constants de la poésie, au XXe siècle, aura justement été d’échapper à tout ce qui relève de la complainte, des états d’âme ou de la plus triviale expression de soi ». Alors que le manque de lecteurs est déploré, la médiatisation de la poésie par des actions comme le Printemps des Poètes, les résidences d’écrivains, les lectures et performances, les sites internet (à deux exceptions près), est condamnée parce qu’elle encouragerait tous les travers de la poésie. Yves di Manno et Isabelle Garron reprennent à leur compte la formule d’Antoine Vitez : « élitisme pour tous ». Ils constatent l’absence de la poésie dans la presse, y compris littéraire, envahie par les romans, demandent aux lecteurs un effort d’apprentissage, soulignent la nécessité d’une formation, tout en craignant une « démocratisation » qui pourrait détourner de « l’aventure moderne ».

Cette anthologie délibérément partielle et partiale est donc une anthologie de combat, dont la lecture est très stimulante. 1 500 pages, c’est trop peu pour dire la poésie d’aujourd’hui. Si ce « nouveau monde » promis est une nouvelle Amérique, nous pouvons affirmer qu’il existe d’autres terres à découvrir.

Isabelle Lévesque

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