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La stratégie, les revers et les réveils

Aujourd’hui, le fonds Guy Debord (1931-1974) est acquis par la Bibliothèque nationale de France. En 2011, il est conservé au département des Manuscrits de la BnF. Ces archives sont « classées trésor national » en janvier 2009. Dans une remarquable exposition, elles étonnent et excitent.
Anthologie
Guy Debord : un art de la guerre. Catalogue (Gallimard BNF)
Fabien Flahutez Danesi
La fabrique du cinéma de Guy Debord
Aujourd’hui, le fonds Guy Debord (1931-1974) est acquis par la Bibliothèque nationale de France. En 2011, il est conservé au département des Manuscrits de la BnF. Ces archives sont « classées trésor national » en janvier 2009. Dans une remarquable exposition, elles étonnent et excitent.

Homme de l’écriture et de l’action, Guy Debord, amoureux de la rébellion et de la méthode, a, lui-même, conservé et mis en ordre ses archives diverses et abondantes, insolites. Elles rassemblent des tracts, des « papillons » (comme ceux des surréalistes), des coupures de presse, des affiches, la correspondance, les cartes géographiques, des revues aux couvertures métallisées, 1 400 fiches bristol blanches, des photographies (érotiques ou non érotiques), des BD détournées, des films, des « petits soldats » de l’enfance…
Tu retrouves alors tes enthousiasmes de l’Internationale situationniste (IS), ses idées neuves, son style, ses réussites et ses revers, sa révolte inlassable, sa lutte contre la société du spectacle et de la marchandise, ses conflits internes, les exclusions et les démissions des membres de l’IS, les attaques, les critiques, le refus de toute concession, de tout compromis… Tu revois ce court film de Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959). Selon Debord, « c’est un film qui s’interrompt, mais ne s’achève pas ; toutes les conclusions sont encore à tirer, les calculs à refaire ». Alors, l’IS doit encore être réexaminée. Et les subversions autres pourront se réveiller peut-être.
La force de l’IS (1957-1972) suppose la vivacité, l’intelligence allègre de ses membres. Comme le dit Henri de Jomini (Précis de l’art de la guerre, 1830), « les changements de front stratégiques sont une des grandes manœuvres les plus importantes ». L’IS doit nécessairement se déplacer selon des directions imprévues, en des pays différents, en des domaines hétérogènes. L’IS veut à la fois modifier l’art et la politique, dépasser l’art, réaliser la philosophie, refuser la bureaucratie et les syndicats, choisir « les conseils ouvriers partout ». L’IS cherche l’arsenal de ses moyens à l’intérieur de la culture qui serait bouleversée, transformée.
L’IS est une organisation internationale sans bulletin d’adhésion, sans carte de membre, sans existence administrative officielle. Chacun rejoint un groupe informel, à la condition préalable d’abandonner toute affiliation antérieure à d’autres organisations. Le groupe assure un caractère antihiérarchique. Mais il n’est pas égalitaire. Dans les mêmes proportions, les différents membres ont pris part aux activités de l’organisation. Sont exclus les « dissidents », mais aussi ceux qui ne sont pas assez actifs et ceux qui sont enclins à tout approuver. Chacun reste libre de quitter le mouvement à tout instant… Pendant l’entière durée de son existence, l’IS a compté moins d’une centaine de personnes. L’IS n’a jamais réuni plus d’une quinzaine d’individus à la fois. Les contours de l’organisation et sa composition n’ont cessé de se renouveler… Dans une note assez exigeante, Guy Debord oppose « ceux qui ont marqué tant soit peu le mouvement » et ceux qui « n’ont rigoureusement rien apporté ». Selon lui, quatre « situs » ont précisé des « conceptions générales » : Ivan Chtcheglov (membre de loin), Debord, le peintre Asger Jorn, Attila Kotányi. Ensuite, il y aurait une dizaine de « talents » (entre autres, Michèle Bernstein, Raoul Vaneigem, l’architecte Constant, le peintre Pinot-Gallizio). Et, avec une certaine férocité, Debord considère que 59 situs « n’ont rigoureusement rien apporté, mais ont pourtant été utiles à quelques moments »…
Pendant longtemps, des rumeurs, des calomnies, des affabulations ont désavoué Guy Debord. Selon certains, il serait un manipulateur, un gourou, un pur voyou, un pseudo-philosophe, un pantin sanglant, un charlatan, un pape, un magnétiseur, un zélateur, un mauvais ange dangereux. Il se révèle, à chaque moment, un théoricien inventif, un chef de guerre, un poète, un cinéaste, un archiviste soigneux, un directeur rigoureux de revue, un maquettiste, un rebelle permanent, un « enragé ». Sans aucun doute, il est le fondateur de l’IS, un animateur tenace et coriace du groupe, un acteur prédominant. À juste titre, le philosophe Giorgio Agamben le définit, d’abord, comme un stratège.
Le stratège est celui qui résiste. Il est proche de Guillaume d’Orange (XVIe s.) : « Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » En 1961, Debord précise : « Qui résistera ? Il faut aller plus loin que cette défaite partielle. Bien sûr. Et comment faire ? » Il accepte parfois des replis stratégiques ; il n’oublie jamais une guerre incessante contre la société du spectacle, contre le capitalisme, contre les bureaucraties de l’URSS et de la Chine. Il veut donner à voir (par des films) les combats et offrir la mémoire de la lutte comme un « trouvère-guerrier ». Son champ de bataille est la culture. Il emploie des moyens artistiques et non artistiques, des opérations inattendues. Il choisit souvent les ruptures, les dissolutions, les coupures. En 1958, « la dissolution des idées anciennes va de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence ».
Après 1968, l’IS se maintient pourtant pendant trois ans, jusqu’à la dissolution en avril 1972. C’est la fin d’une avant-garde. Elle veut « ne rien capitaliser ». Guy Debord lit alors La Campagne avec Thucydide (1922) d’Albert Thibaudet : « Aucune guerre dans l’histoire n’a été plus radicalement que la guerre du Péloponnèse une guerre sans vainqueurs, une guerre où il n’y a que des vaincus successifs. Aucune ne donne plus inflexiblement la sensation d’une chose politique qui se défait. »
Avec passion, avec gravité, Guy Debord joue : « J’ai un côté tout à fait puéril, et je m’en réjouis : les cartes, les Kriegspiel, les soldats de plomb. J’ai aimé aussi des jeux plus grands : l’art, les villes, le bouleversement d’une société. »
Les frondeurs, les losers magnifiques fascinent Guy Debord. En particulier, il se sent proche de Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz (1613-1679). Retz se définit comme un « féodal ludique », celui qui tente un ultime coup, quitte à « faire naufrage », à « se saborder ». Parmi ces losers magnifiques, apparaîtraient Don Quichotte, le héros d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry (1947), l’oncle Toby Shandy qui reconstitue la bataille de Namur où il a été blessé (Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, 1760-1767).
Guy Debord et Retz se trouvent être aussi des dériveurs. La dérive est une promenade libre et aléatoire, ludique. Elle est une « technique du déplacement sans but », sans travail obligatoire. Elle est une forme de détournement appliqué à l’espace de la ville. Elle suppose un « passage hâtif à travers des ambiances variées ». La dérive est héritée des promenades de Baudelaire, des déambulations poétiques des surréalistes, de celles de Thomas de Quincey à Londres. Les « situs » explorent le labyrinthe vivant des Halles, le lacis des rues anciennes qui modifient le comportement affectif des passants, des aventuriers de la cité. Guy Debord se révèle géographe, « psychogéographe ». Les cartes géographiques l’émeuvent ; elles l’amènent à méditer, à rêver devant les mystères des villes, devant les îlots, devant les marges, dans les zones de l’égarement et de la quête. Peut-être à la manière des chevaliers de la Table ronde.
Avec une tristesse ironique, Guy Debord note : « On sait bien que la vie est assez peu de chose : un petit couteau, une seule balle d’un pauvre calibre suffisent pour achever le long voyage. On vous attend à tous les tournants. »

Gilbert Lascault