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Moravia, italien du XXe siècle

Avant même d’ouvrir le livre, le lecteur est aimanté par le regard à la fois intense et froid, interrogateur et désabusé du très vieil homme qui figure sur la couverture. En tournant les pages il pourra constater que ce regard est aussi percutant que celui du jeune Moravia (né en 1907) photographié en 1922 : preuve d’une forte personnalité que la vie, fût-elle semée d’épreuves, n’a pas entamée.
René De Ceccaty
Alberto Moravia
Avant même d’ouvrir le livre, le lecteur est aimanté par le regard à la fois intense et froid, interrogateur et désabusé du très vieil homme qui figure sur la couverture. En tournant les pages il pourra constater que ce regard est aussi percutant que celui du jeune Moravia (né en 1907) photographié en 1922 : preuve d’une forte personnalité que la vie, fût-elle semée d’épreuves, n’a pas entamée.

Et il ne faut pas moins de 700 pages pour tenter de cerner la personnalité de cet homme complexe, son œuvre abondante, sa vie, pleine à craquer, qui couvre presque tout le xxe siècle. Biographe chevronné, puisqu’on lui doit des vies de Pasolini, la Callas, Violette Leduc… René de Ceccatty s’appuie sur les nombreux témoignages oraux (1) de ceux qui ont côtoyé Moravia, mais plus encore, précise-t-il, sur une documentation livresque et journalistique. Pour gérer cette impressionnante masse d’informations, il procède de façon très classique, par ordre chronologique et, année par année, répertorie et analyse tant les éléments biographiques que les œuvres, en les replaçant dans leur contexte. Les titres des chapitres structurent le long développement : Origines, Sanatorium, Publication, Ailleurs, Surveillance, Cosmopolite, Guerre, Succès, Dacia, Sexe, Finale.

Pour rendre compte d’un ouvrage de cette ampleur, le seul procédé possible est celui du « carottage » des géologues, isolant quelques éléments jugés significatifs. Par exemple, pour commencer en toute logique par l’enfance, qui détermine la personnalité de chaque individu, le biographe, désireux d’articuler son propos, met en relief trois facteurs décisifs : l’appartenance de Moravia à un milieu bourgeois, ce qui condi­tionnera en partie ses prises de position politiques ; sa semi-judéité : une ascendance qu’il ne refusera ni n’assumera, mais l’obligera à fuir Rome au moment des persécutions raciales, et créera sans doute chez lui une certaine angoisse ; une tuberculose osseuse le contraignant à une longue immobilité dans un sanatorium. Cette maladie invalidante a pu favoriser l’éclosion de sa vocation d’écrivain, mais l’a laissé boiteux, ce dont il souffrira, moralement surtout, sa vie durant. En allant très vite, disons que cette période de formation débouche sur la publication des Indifférents (1929) : entrée fracassante en littérature. Suivront régulièrement, Agostino, L’Attention, L’Amour conjugal, La Ciociara Nouvelles romaines, Le Conformiste, Moi et lui, La Femme léopard pour ne citer (dans le désordre) que les romans les plus connus. Leur succès est venu démentir l’idée que l’Italie ne comportait plus de vrais romanciers. Manquant le Nobel, Moravia n’en reçut pas moins les prix Marzotto et Viareggio, et ses œuvres sont traduites dans le monde entier.

René de Ceccatty n’entend pourtant pas faire un exercice d’admiration, ses analyses sont objectives : il résume le livre, étudie les dossiers de presse, la façon dont l’œuvre s’intègre dans l’époque, comme nous l’avons dit, mais aussi dans la vie privée de l’écrivain, car la part autobiographique est loin d’être absente de son œuvre romanesque. Tout lecteur est tenté de retrouver dans les protagonistes féminines, Elsa, Dacia, Carmen ou les autres, car dans l’existence de Moravia, les femmes sont « mille tre ». Avec cependant, trois compagnes, dont deux sont des épouses légitimes, que l’on peut dire de longue durée. Toutes sont des intellectuelles et écrivent : Elsa Morante, romancière de talent dont Moravia partagera, orageusement, la vie pendant près d’un quart de siècle (1941-1962), Dacia Maraini, compagne de la maturité, romancière elle aussi et féministe militante, enfin la très jeune Carmen Llera, qu’il épouse en 1986 alors qu’il a près de quatre-vingts ans. Fantasque mais aimante, elle orientera temporairement Moravia vers le théâtre. Une fois quittées, ces compagnes se transforment en fidèles amies. L’amour, toujours vu sous l’angle de l’érotisme, est l’un des caractères dominants de la vie et de l’œuvre de Moravia, ce que d’aucuns lui reprocheront. Pourtant : « Il n’a pas eu une sexualité sordide et humiliante d’homme abandonné et incompris. Car il avait avec le sexe un rapport cérébralement varié. Écrire n’a pas été un pis-aller fantasmatique, mais au contraire un épanouissement de ses obsessions érotiques. »  

Les amies et amis sont presque aussi importants que les partenaires féminines : écrivains, cinéastes, peintres aristocrates, hommes politiques, tous devancés par Pasolini. Malgré leurs diffé­rences les deux hommes sont liés par une très profonde affection, brutalement interrompue par le drame que l’on sait. Ils partagent pendant des années leurs activités littéraires et cinéma­tographiques et souvent leurs voyages. Des voyages qui  tiennent une place considérable dans la vie et la pensée de Moravia. Il a parcouru le monde entier, en revenant plusieurs fois dans les lieux qui l’intéressent, et ce sont souvent ses séjours à l’étranger qui conditionnent ses orientations politiques. Les nombreux mois passés en Afrique ont décidé de son engagement en faveur du tiers-monde, et la vision d’Hiroshima de sa lutte contre le nucléaire. Une partie de ces déplacements est justifiée par son activité journalistique, puisqu’il est grand reporter au Corriere della sera : une tâche quotidienne qui ne l’empêche pas d’avoir des rapports constants et actifs avec les milieux du cinéma, soit comme réalisateur ou scénariste, soit comme conseiller dans le tournage des films inspirés par ses romans. Nommé député européen en 1984 il aura également des obligations liées à cette charge, auxquelles s’ajoutent évidemment les nombreuses heures consacrées à l’écriture. En atteignant la fin du livre on se demande comment un homme, gravement malade au départ, a pu agir sur autant de fronts pendant près de soixante-quinze ans. Et, en toute logique, la vie intensément vécue de celui pour qui « le mot vitalité semblait préférable au mot vie » s’achève par une mort sans bavure : le 26 septembre 1990, seul chez lui contrairement à ses habitudes, il est emporté par une crise cardiaque.

Le mérite de cette biographie est donc de faire le tour d’un personnage hors du commun, tout en brossant, en arrière-plan, le panorama très complet de la vie culturelle italienne du XXe siècle dans laquelle il s’inscrit. Le plaisir avec lequel on lit ces pages, nombreuses mais jamais ennuyeuses, rappelle que René de Ceccatty est aussi romancier. 

1. Cf. l’interview de Dacia Maraini, en fin de volume, et Alberto Moravia Claudia Cardinale, Flammarion, 2010, traduction de René de Ceccatty.

Monique Baccelli

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