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« On écrit toujours pour quelqu'un »

Article publié dans le n°1100 (01 mars 2014) de Quinzaines

Un récit intime puisé à « l'inexprimable bonheur de l'enfance », abordant l'ensemble des questions qui, discrètement, hantent toute l'œuvre de Jean-Michel Delacomptée.
Un récit intime puisé à « l'inexprimable bonheur de l'enfance », abordant l'ensemble des questions qui, discrètement, hantent toute l'œuvre de Jean-Michel Delacomptée.

L'enfance, l'indicible, le deuil infini, la perte d’une part de la langue, de son épaisseur, la désuétude des formes rigoureuses et le désordre d’un temps profondément angoissé, le passage obstiné par les mots de nos grands prédécesseurs, les modèles qu’on adopte, les contradictions qui nous fondent, l’exercice de la sympathie...

Voilà la liste – non exhaustive – des éléments qui irriguent ce récit. Delacomptée, avec la délicatesse de ces êtres que l’on se plaît à croire timides, livre des pans entiers de son univers le plus intime, de son enfance, de ce qui le fait être ce qu’il est. Rassurons-­nous, il n’y a rien chez lui de nombriliste ; pas de leçons données d’en haut non plus, ni de nostalgie mal digérée ou de regrets pesants : son œuvre, modestement, se nourrit de ce qui se perd.

Elle dit une forme de grand hasard, d’aventure minuscule. Ici, l'écriture réflexive surgit d'une image, une photographie retrouvée dans un meuble cassé. L’image qui ouvre le récit semble consubstantielle au texte lui-­même. Elle jaillit du passé, révèle ce qui n’avait pas été justement mesuré. Cette image : un homme à la fin de la trentaine, vieilli prématurément, la tête penchée, la serviette pendue au bras, le pardessus ouvert, tient par la main son fils ; le garçonnet qui vient d’entrer à l’école primaire sourit d’un étrange sourire, les yeux levés, le geste emporté, le pas très allongé. Cette photographie témoigne d’une contradiction : à la fois distance et connivence attendrissante. Il se joue dans cette scène une relation impossible en même temps que s’y saisit vivement « l’expression fugace mais essentielle d’un rapport entre eux révélé ».

Le livre exprime cette révélation, la découverte par un fils de la vérité du père qui « s’éclaircit après – quand il n’est plus ». Le récit s’élabore à partir de cette quête du grand autre, de la part de soi inaccessible. Et dans ces retrouvailles symboliques et posthumes, l’écrivain mûr retraverse les lieux, les réalités d’un temps révolu, les voix, les objets, les pièces du grand puzzle de la vie.

En même temps qu’il reconstitue son existence (on peut penser à Composition française de Mona Ozouf) à partir de fragments épars, Delacomptée discerne les parties du passé qui le définissent dans le présent, interroge leur poids, leur « permanence au sein du vivant qui me tient ». Il demeure précis en même temps que divers, ne cédant à aucun moment à la seule émotion, ou à la nostalgie. Tout au contraire, il s’en distancie, interroge les traces qu’il retrouve, les assemblant pour pouvoir dire par elles qui il est.

Écrire pour quelqu’un ne se limite pas à une remémoration stérile, car l’écrivain interroge la nature de la mémoire, sa matière même, la façon dont elle se compose de ce qu’y apportent les autres, ces grands inconnus qui nous font exister. Delacomptée énonce l’impérieuse nécessité de l’altérité, de ce vers quoi il se projette et qui se projette en retour en lui. Le récit n’opère jamais un repli mais ouvre toujours un espace neuf à réinvestir. Le monde ne s’organise autour de lui que selon ce qui l’entoure, ce qui lui manque ou qu’il oublie un peu : « pour se perpétuer en leur grâce, les souvenirs doivent rester tremblants ». Sa prose respire ce sentiment profond d’incertitude et de trouble.

Certes, Delacomptée écrit un livre sur le père, sur ce qu'il attribue à la figure paternelle. Et pourtant il parle de tant d’autres choses – de sa mère, de leurs langues différentes, de leurs positions politiques, des choses minuscules de la vie, de l’école, des exercices élémentaires de l’esprit, de la banlieue où il a grandi...

Plus loin, il confesse un rapport au monde placé sous le signe de la médiation. Et plus que des choses concrètes ou des vérités biographiques plus ou moins tronquées par le temps, c’est de la nécessité de la parole qu’il s’agit, de l’irrépressible besoin de langage, ultime altérité s’il en est, de la présence des livres, des voix qui se mêlent à la nôtre. « J’ai l’impression d’avoir, dans mon enfance, tapissé de livres mon esprit. Et le sentiment, depuis, d’écrire pour eux. » C’est l’intrication du biographique, de l’intime, et de cette angoisse de la parole, des égarements dans lesquels la littérature, la vraie, nous pousse toujours plus avant, que ce livre bref et émouvant explore.

Ces autres pour qui il écrit, en sus des intimes, c’est une pléiade hétéroclite et réjouissante : Proust et Destouches au premier chef, Chanzy et Faidherbe, Bicot, Tintin et Bob Morane, Guilloux et Lévi-­ Strauss... Et Pontalis – le livre clôt après sa disparition une collection fameuse –, dont Delacomptée admire la force et cette « liberté qui saute par-­dessus les frontières, légère mais grave », qui embrasse un projet littéraire mené depuis de longues années. Avec un goût prononcé de la transgression, l’auteur abolit les frontières des genres et compose un livre d’une grande douceur, qui associe érudition et émotion, et fait transparaître, au gré d’évocations intimes ou intellectuelles, une réflexion soutenue sur la langue, sur ce qu’elle véhicule des êtres, sur ce qu’il y a de terrible à la perdre.

Car, par tous ses détours, par son inscription dans le temps, la langue nous fait gagner quelque chose de nécessaire et se dirige avec bienveillance vers ces autres êtres pour qui, toujours, on écrit.

Hugo Pradelle