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Petites formes

Article publié dans le n°1106 (01 juin 2014) de Quinzaines

« Il est difficile dans une description ou dans un récit, comme le fait observer Joseph Conrad dans sa nouvelle intitulée “Un sourire de la fortune”, de mettre chaque chose à sa place exacte ». Voilà ce qu’écrit Jean Echenoz dans le deuxième récit, « Caprice de la reine », qui donne son titre au recueil. Tout un programme.
Jean Echenoz
Caprice de la reine
(Minuit)
« Il est difficile dans une description ou dans un récit, comme le fait observer Joseph Conrad dans sa nouvelle intitulée “Un sourire de la fortune”, de mettre chaque chose à sa place exacte ». Voilà ce qu’écrit Jean Echenoz dans le deuxième récit, « Caprice de la reine », qui donne son titre au recueil. Tout un programme.

Les sept récits qui composent cet ensemble sont nés de commandes et ont paru dans des revues. L’auteur les a modifiés avant cette publication chez son éditeur habituel. Un même souci du lieu les unit, dont on trouvera l’écho en quatrième de couverture. Deux se déroulent à Babylone, un troisième dans le Suffolk au début du XIXe siècle, les autres dans des lieux contemporains. Les amateurs et familiers d’Echenoz verront quelques liens avec certains de ses romans. Le court texte intitulé « Nelson » fait écho à Ravel, à Courir ou à Des éclairs. Surtout à Ravel, que sa petite taille rend semblable à Nelson (la comparaison s’arrête là). « Trois sandwiches au Bourget » n’est pas sans rappeler Je m’en vais et quelques pérégrinations à Roissy, son aéroport et, dans cet aéroport, l’espace spirituel (un peu difficile à trouver, mais toujours existant.) Le lien est facile : il y a eu un grand aérodrome au Bourget et cette ville de Seine-Saint-Denis est sur la route de Roissy.

Revenons à Conrad cité plus haut. Il donne le ton du recueil, sa ligne. La contrainte évoquée par le romancier anglais semble guider Echenoz. En particulier dans cette description de la campagne (mayennaise) particulièrement difficile. Elle débute sur une phrase qu’on aurait pu lire chez Robbe-Grillet, voire chez Claude Simon dont on a vu les dessins : « À droite de la main qui écrit ceci s’étend d’abord une terrasse ». La suite du récit est une tentative de restitution du paysage, jusqu’au paragraphe final qui éclaire, lui, le titre global du recueil, Caprice de la reine. S’il est un grand lecteur des nouvelles de Conrad à qui il dit revenir souvent, le romancier n’aime guère ce genre et ne le pratique pas. Le mot de récit lui convient mieux et l’expression « petites formes » me semble plus adéquate tant la forme a d’importance dans ces textes rassemblés.

L’exemple des « Vingt femmes », quatrième texte du recueil accompagnant un livre de photos de Sophie Ristelhueber, est à ce titre parlant : la description de chaque statue est faite sur le même modèle – coiffure, bijoux, expression du visage. La seule variante, ce sont les gros seins de Jeanne d’Albret ou d’Anne d’Autriche. On verra aussi de la subjectivité dans les adjectifs employés, mais encore une fois, comme dans « Caprice de la reine », la distance demeure.

On s’amuse beaucoup plus avec « Nelson », où le ton Echenoz, la précision, la désinvolture et le goût de l’incongru se marient idéalement. Le héros de Trafalgar est un « loser » et il n’a jamais eu le pied marin. Chaque paragraphe décrivant ce personnage invité dans une riche demeure anglaise s’achève sur une chute : Nelson tremblote, voit mal et n’a qu’un bras (comme le héros de 14 à la fin du roman). La fin du récit décrit la trajectoire de la balle mortelle. Non seulement elle met fin à ses jours mais elle l’empêche de voir son rêve se réaliser. Les glands qu’il sème dans les jardins ne pousseront pas…

Mais un homme aussi discret, voire secret, qu’Echenoz ne s’est peut-être jamais autant dévoilé, avec l’ironie qui sied (et qui doit nous éviter de tout prendre à la lettre) dans cet autoportrait en promeneur que sont les « Trois sandwiches au Bourget ». L’auteur se donne une contrainte : aller manger un sandwich au Bourget. Son parcours en métro et en RER via la Gare du Nord est émaillé d’incidents qui nous le montrent en titulaire de la carte senior ayant du mal à se baisser, amateur de musique (on le savait un peu) et bien sûr flâneur sensible aux lieux les moins attrayants : l’Aviatic, cinéma né dans l’entre-deux-guerres, un café tabac du même nom sans charme, des zones industrielles, une église inscrite au patrimoine historique dans laquelle le promeneur suit la messe, et d’autres lieux que peu de gens connaissent ou apprécient, sinon Perec, Jean Rolin ou Philippe Vasset.

Un débat constant anime toutes ces pages, écrites sous le regard d’Hérodote, l’un des premiers enquêteurs. C’est celui de l’authenticité, de la véracité, et le romancier a l’art de mener son monde en bateau. Il se montre parfois d’une précision maniaque, donnant un nom au feutre fin qu’il emploie pour tenir ses carnets, s’interrogeant sur la part d’exagération dans ce qu’écrit de Babylone l’historien grec, relevant qu’il n’a peut-être rien compris à l’histoire des prostituées belles et laides, bref vérifiant. Et puis au détour d’une phrase, un « Laissons tomber » ou un « Hérodote s’en fout » rappelle qui écrit, d’une pirouette.

On n’est pas sûr d’avoir bien vu comment s’ordonne le coin de campagne mayennaise. « Mettre chaque chose à sa place exacte » est difficile, voire impossible. Sinon dans un roman comme les écrit, pour notre plus grand plaisir, Jean Echenoz. Ce sera pour la prochaine fois. En attendant, on relira avec délices Un an, qui vient d’être réédité en poche (Minuit, coll. « Double »).

Norbert Czarny

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