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Pour Marie Depussé

Marie Depussé est décédée le 15 août 2017 à Blois. Écrivain, maître de conférences à l’université Paris-VII, elle était proche de Jean Oury et de la clinique psychiatrique de La Borde, comme en témoignent deux des livres qu’elle a publiés : « Dieu gît dans les détails. La Borde, un asile » (P.O.L., 1993) et « À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie » avec Jean Oury (Calmann-Lévy, 2003).
Marie Depussé est décédée le 15 août 2017 à Blois. Écrivain, maître de conférences à l’université Paris-VII, elle était proche de Jean Oury et de la clinique psychiatrique de La Borde, comme en témoignent deux des livres qu’elle a publiés : « Dieu gît dans les détails. La Borde, un asile » (P.O.L., 1993) et « À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie » avec Jean Oury (Calmann-Lévy, 2003).

Il y a pour commencer la tristesse, puis l’absurdité de se mettre à écrire quelque chose pour dire cette tristesse de la disparition d’un être cher, « en allé », selon l’expression de Beckett qui se soulève comme un soupir. Surtout à propos de Marie Depussé, qui se méfiait des circonstances et des discours. Ceux qui l’ont connue s’en souviennent, ceux qui l’ont entendue parler ou qui ont lu ses livres. L’intonation, les inflexions sourdes de sa voix ne s’oublient plus. Marie Depussé tissait, raccommodait les phrases dans la matérialité du langage. Une manière bien à elle de ponctuer, d’articuler la parole à la pensée, de défaire les idées reçues. Ajouter que cette manière était durassienne ou flaubertienne ne lui aurait sans doute pas plu.

Pour Marie Depussé, la littérature était une question de vie et de mort, un « droit à la mort ». On étudiait ce texte de Maurice Blanchot à l’époque de notre rencontre, en 1992, à Jussieu, dans le cadre de l’examen spécial d’entrée à l’université (ESEU) : « La littérature et le droit à la mort ». On étudiait aussi, conjointement, L’Improbable d’Yves Bonnefoy avec le texte d’ouverture sur « Les tombeaux de Ravenne ». L’émotion pourrait trahir une fascination à son égard. J’en conviens. Elle fascinait, séduisait, charmait ou suscitait à l’inverse l’agacement. Mais plus que sa beauté, une beauté singulière, d’elle, je retenais l’exigence, l’intransigeance de son enseignement. Si les marges étaient son « vrai lieu », elle n’en demeurait pas moins normalienne et agrégée de lettres classiques. Certes, il y avait un peu de folklore. Elle arrivait toujours en retard. Avec son chien Boudu. Elle s’asseyait, respirait, souriait, soulevait dans un mélange de cliquetis de bracelets ou de colliers les mèches de son épaisse chevelure rousse. Allumait une cigarette. Ensuite, elle parlait, faisait parler la littérature, toute la littérature, rien que la littérature. Son visage, ses mains, ses bagues, s’éclairaient. Comme une chiromancienne, elle lisait la « bonne aventure », mais les cartes que Marie Depussé tirait, elle allait les chercher très loin dans les textes et dans les regards de ceux qui l’écoutaient pour faire émerger, dans sa solitude, une parole. À Jussieu, dans ce département de « Sciences des textes et des documents » de l’université Paris-VII qu’elle avait contribué à fonder après 1968 avec Jean-Yves Pouilloux et André Lacaux, et où enseignaient Pierre Pachet et Francis Marmande, on avait le sentiment que la littérature retrouvait son droit à la vie.

En 1993, elle publia son premier livre, Dieu gît dans les détails, peut-être le plus beau, qui dévoile la poétique de La Borde, la clinique psychiatrique que dirigeait Jean Oury dans le Loir-et-Cher. Sinon des articles dans L’Autre journal de Michel Butel, longtemps donc elle s’était couchée de bonne heure, avant de se décider presque malgré elle à publier un livre. Elle avait 57 ou 58 ans et garda une espèce de distance quant à la chose éditoriale, bien qu’elle ne soit pas indifférente à la réception des livres qui suivirent, quasiment tous publiés chez P.O.L. : Est-ce qu’on meurt de ça (sans point d’interrogation, 1996), Là où le soleil se tait (1998), Qu’est-ce qu’on garde ? (2000), À quelle heure passe le train… (dans la collection d’Anne Dufourmantelle chez Calmann-Lévy, 2003), Les morts ne savent rien (2006), Beckett corps à corps (Hermann, 2007) et, sur la mort de son frère, La nuit tombe quand elle veut (2011). À l’exception du Beckett, son unique véritable essai littéraire, chaque titre possède un verbe, un verbe conjugué au présent, un présent qu’elle savait cueillir dans sa violence et dans sa grâce pour parler des fous ou des taulards, de l’amour, d’une maison de vacances en Corse, d’une mère, d’une famille, d’un frère ou de la littérature, du « dehors » de la littérature. Dans Là où le soleil se tait, le titre du texte liminaire, « Dehors », retourne le « dedans » d’une prison, comme à chaque fois les lieux sur lesquels écrivait Marie Depussé : un asile, une université…

Le dernier livre qu’elle était en train d’écrire était un livre sur les animaux, les « perdus », comme elle les appelait (les chats abandonnés étaient heureux dans sa cabane du parc de La Borde et, dans son studio près du cimetière Montparnasse, les pigeons qu’on chasse roucoulaient toujours). Il y a également les « cahiers » qu’elle noircissait de sa fine écriture et qui faisaient passer les jours. Ils doivent contenir des fragments de livres déjà publiés, des notes de cours et de lectures, avec d’autres pages, elles inédites, plus élaborées, sur la littérature ou qui feraient état du « baromètre » de son âme.

À la fin, entre Paris et La Borde, Marie Depussé vivait plus recluse (sans Internet, seule la télévision la distrayait), s’accommodant de cette vie avec beaucoup d’élégance. Qui lui rendait visite le remarquait aussitôt. Deux films documentaires rendent compte de ces années (le second lui échappa et elle en désavoua le montage). Elle recevait en analyse quelques patients (un « métier », celui de psychanalyste, qu’elle exerça sur le tard, à sa façon) et continuait d’organiser, à La Borde, des séances de littérature pour les pensionnaires. Marie Depussé est morte un 15 août, le jour de sa fête, de la fête de Marie. Elle a dû bénir ce jour ou ce jour la bénir. Depuis 1992, sa parole n’a jamais cessé de m’accompagner. Elle continuera de le faire, autrement.

Jean-Pierre Ferrini

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