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Qu’est-ce que l’invention littéraire ?

Article publié dans le n°1143 (14 janv. 2016) de Quinzaines

Depuis que Baudelaire a fait un concept esthétique de ce néologisme (qu’on rencontre auparavant chez Chateaubriand), la « modernité » n’a cessé d’alimenter la réflexion des auteurs, critiques et théoriciens de la littérature. Devenue accroche publicitaire et médiatique, la notion s’est galvaudée au point de perdre toute pertinence distinctive. Le livre de Jean-Pierre Bertrand vient heureusement rappeler ses origines et son histoire, à partir de la notion d’invention, qui permet d’éclairer les inflexions de la littérature moderne depuis le XIXe siècle.
Jean-Pierre Bertrand
Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique
Depuis que Baudelaire a fait un concept esthétique de ce néologisme (qu’on rencontre auparavant chez Chateaubriand), la « modernité » n’a cessé d’alimenter la réflexion des auteurs, critiques et théoriciens de la littérature. Devenue accroche publicitaire et médiatique, la notion s’est galvaudée au point de perdre toute pertinence distinctive. Le livre de Jean-Pierre Bertrand vient heureusement rappeler ses origines et son histoire, à partir de la notion d’invention, qui permet d’éclairer les inflexions de la littérature moderne depuis le XIXe siècle.

La recherche de Jean-Pierre Bertrand procède de cette question initiale : « si l’on invente en science, que signifie le processus en art et plus particulièrement en littérature ? ». Selon une démarche méthodique, l’auteur interroge d’abord le concept d’invention, et ses caractéristiques particulières – notionnelles et historiques – dans le champ de la littérature, avant de passer en revue les cinq inventions qui, selon lui, ont marqué successivement la modernité littéraire : le poème en prose, le vers libre, le monologue intérieur, le calligramme et l’écriture automatique.

C’est à la charnière des XIVe et XVe siècles que le mot « invention » apparaît dans le vocabulaire littéraire. Durant l’époque classique, le principe d’imitation et la faculté d’imagination se disputeront la notion, avant que le critère d’originalité, qui émerge au XVIIIe siècle, ne vienne donner une assise à la future modernité littéraire. C’est alors qu’à l’idée de « belles lettres » (liée au « bien dire » et à la notion de norme) se substitue celle de « littérature » dans le sens actuel du terme. Commence ainsi une série de querelles et d’affrontements, dont ce livre éclaire les champs de référence, les acteurs et les enjeux. Jean-Pierre Bertrand rappelle utilement la virulence des polémiques : Édouard Dujardin défendant « bec et ongles pendant trente-cinq ans » l’invention du monologue intérieur, Zola traitant l’œuvre de Moréas de « poésie de bocal », ou Flaubert éructant dans sa correspondance contre Lamartine : « C’est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n’a jamais pissé que de l’eau claire. » Le livre rappelle avec justesse le rôle éminent tenu dans ce contexte de crise par Mme de Staël, et par Sainte-Beuve en tant que fondateur de la critique littéraire. 

Porté par un rare souci de précision et d’exhaustivité, le livre se construit comme la chronique minutieuse de l’histoire des inventions littéraires depuis le XIXe siècle. De très nombreux textes, aujourd’hui souvent oubliés, nous restituent la pensée de Kahn, Dujardin, Mallarmé, les réponses des écrivains à l’enquête de Jules Huret, « Sur l’évolution littéraire », ou à celle de Marinetti sur le vers libre. Débarrassés du regard de surplomb que donne souvent après coup l’histoire littéraire, avec ses classifications confortables et ses appuis dans la théorie littéraire, nous sommes ainsi replacés dans l’histoire vivante, successive et incertaine, des débats, des ambitions et contestations de toutes sortes qui ont accompagné l’avènement des formes de la « modernité ». 

En revenant dans le détail sur les différentes inventions littéraires, Jean-Pierre Bertrand rénove le regard du lecteur, et même du commentateur. Il montre par exemple à quel point le « processus de trivialisation prosaïque » introduit par les poèmes en prose de Baudelaire est lié à l’essor du journal, fondant « une poétique qui tire une bonne part de sa modernité de l’écriture de presse ». Il rappelle que le vers libre fut l’invention formelle emblématique du courant symboliste, à partir de la revendication qu’en fit Gustave Kahn, plaisamment qualifié ici de « Denis Papin du vers libre ». Quant au monologue intérieur, il répond à la volonté de rénover l’écriture du roman, et constitue une invention prise entre un horizon d’attente favorable à son apparition – chez les lecteurs comme les auteurs – et l’ingéniosité avec laquelle Édouard Dujardin a su se présenter comme son concepteur et illustrateur dans son roman expérimental Les lauriers sont coupés. Avec le calligramme, inventé par Apollinaire (au moins dans sa désignation, car ce type de textes existe depuis fort longtemps, comme aurait pu le préciser  Jean-Pierre Bertrand, sous la forme de « vers figurés »), le poète procède à un « détournement des pratiques langagières », en misant « sur les effets d’incongruité rationnelle que les mots en liberté peuvent produire ». Les « poème-conversations » ressortissent à la même démarche, dont le terme ultime, selon Jean-Pierre Bertrand, a été l’invention de l’écriture automatique, à laquelle André Breton accordait un intérêt et un sérieux  presque scientifiques.

Le parallèle établi entre invention littéraire et invention scientifique, posé au début du livre comme axe de réflexion, accorde une place décisive aux « formes » repérables qui seraient le produit de cette invention. De ce fait, et comme il le concède en conclusion, Bertrand a exclu de son propos les œuvres novatrices et singulières, irréductibles à un critère formel, comme celles de Rimbaud ou de Lautréamont. Cette exclusion, comme bien d’autres, pose le problème de la pertinence du critère retenu : la « forme » peut-elle être considérée comme index de l’invention en art ? Il est pourtant devenu assez habituel de parler de « forme-sens », notamment en littérature, et particulièrement dans le sillage des travaux de Jean Rousset. Celui-ci écrivait, dans Forme et Signification, que l’œuvre d’art est « l’épanouissement simultané d’une structure et d’une pensée […] amalgame d’une forme et d’une expérience dont la genèse et la naissance sont solidaires ». Sans cette vision synthétique, comment rendre compte de l’« invention » continue que représente l’œuvre de Proust, lequel affirmait[i], récusant tout critère uniquement formel, que le style « est une question non de technique mais de vision » ? 

La notion d’invention englobe donc tout à la fois des « formes » particulières et une conception d’ensemble de l’œuvre qui lui donne son sens, en relevant de vision d’un auteur. Édouard Dujardin ne réduisait pas le monologue intérieur à une technique mais y expérimentait « l’écriture subjectiviste et la transposition symbolique du réel ». C’est cette visée esthétique – et philosophique – globale qui définit les nouveaux « paradigmes » dont parle l’auteur à plusieurs reprises. De même, le projet de préface des Petits poèmes en prose de Baudelaire montre bien qu’il s’agissait réellement pour leur auteur d’une invention formelle. C’est pourquoi le retentissement de ces inventions est tellement fort : avec l’écriture automatique, par exemple, s’opère une libération des images sans aucun précédent dans l’histoire de la littérature, une ouverture de l’inconscient comme source légitime de l’inspiration et, plus radicalement encore, la mise en cause de la notion d’auteur et de celle de littérature, dont on perçoit aujourd’hui encore les multiples conséquences. C’est dans ce confluent des formes et de leurs significations que se place l’« invention » littéraire.

[i] Dans Le Temps retrouvé.

Daniel Bergez

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