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Une jeunesse allemande au XVIIIe siècle

Dans "Vérité et Poésie", Goethe consacre tout un passage à Heinrich Jung-Stlilling, dont les éditions Premières Pierres viennent de publier, en français, la seconde partie de l’histoire de sa vie (Les Années de jeunesse), la première partie, non traduite, étant consacrée à l’enfance.
Johan Heinrich Jung-Stilling
Les années de jeunesse de Heinrich Stilling
Dans "Vérité et Poésie", Goethe consacre tout un passage à Heinrich Jung-Stlilling, dont les éditions Premières Pierres viennent de publier, en français, la seconde partie de l’histoire de sa vie (Les Années de jeunesse), la première partie, non traduite, étant consacrée à l’enfance.

Curieusement, cette édition faite avec soin – la traduction est juste et leste – ne commence pas par le récit de la petite enfance où est très bien située cette tyrannie théologique qui influe sur les moindres faits et gestes ; elle commence par le récit postérieur d’une jeunesse pauvre. Cette autobiographie fut publiée par Goethe lui-même en 1777, sans d’abord que fût mentionné l’auteur. Goethe rencontra Stilling en 1770 à Strasbourg, où il étudiait la médecine : il devint un ophtalmologiste célèbre. Heinrich Jung-Stilling (1740-1817) est, tout comme son contemporain Karl-Philipp Moritz, l’auteur de l’admirable Anton Reiser (1796), un exemple de promotion sociale par la voie du piétisme qui à cette époque jouait un rôle important dans l’évolution des esprits en Allemagne, surtout dans la Hesse et le Wurtemberg. Dans certains cas, les pasteurs ou nobles locaux poussaient les esprits prometteurs. Tout comme Moritz, le jeune Heinrich Jung-Stilling fut élevé par un père rigide et d’une piété paranoïaque, qui punissait son fils des verges à la moindre occasion. Il n’avait de recours que dans l’idéalisation de sa mère et la contemplation du paysage environnant. Cette petite enfance joua un rôle déterminant sur son évolution ultérieure : mélange de naïveté, de disponibilité et de précision du regard.

Dans l’isolement des petites villes, les pasteurs jouaient un rôle essentiel, d’autant plus que les structures religieuses étaient parfaitement autoritaires, le prince local déterminant les modalités du culte. Le piétisme issu du quiétisme de Madame Guyon y ajoutait un climat de ferveur individualisée, mais se figea rapidement en une série d’idée fixées et indéfiniment reprises.

Dès le milieu du XVIIIe siècle, cette exaltation religieuse fut mêlée de liberté de pensée et subit l’influence de l’Aufklärung, des Lumières cependant très éloignées du mouvement piétiste. De nombreux cercles se fondèrent autour de personnages plus ou moins « gourous » tels que Spener ou Zinzendorf, sortes de théologiens parallèles. Autour d’eux se groupaient les familles. Il en résultait une sorte de tyrannie éducative qui marqua profondément le jeune Stilling, en permanence hanté par l’idée de faute.

Le héros de l’histoire, le jeune Heinrich, devait devenir un modeste artisan, un tailleur, tout comme son père ; mais, grâce à sa surprenante intelligence et au hasard d’une rencontre ou d’un voisin un peu intelligent et de statut plus aisé, un destin nouveau s’ouvre à lui. Fasciné par la lecture dès son plus jeune âge, il vit dans une intensité intellectuelle et une tension constante faite de l’alternance d’enthousiasme et de chutes dans la tristesse (Wehmut). Heinrich ne peut jamais se laisser aller à lui-même, toujours sous le coup de la surveillance religieuse tyrannique et inquiète des autres qu’il souligne encore de la sienne propre. Il se livre tout entier à ses penchants métaphysiques. Reconnu pour ses dons, il devient très jeune, à quatorze ans, instituteur dans un village voisin, mais il s’y attire l’hostilité de ce pasteur qu’il avait déjà irrité en répondant avec une insolente facilité à ses questions.

En même temps, apprenti tailleur chez son père, il est en butte aux fausses accusations, aux crises de désespoir à chaque fois déclenchées par la pauvreté, l’isolement et les circonstances presque toujours contraires à ses élans. Il est même victime d’une intrigue dans un nouveau poste, mais qui se résout en sa faveur, sinon à son profit. C’est l’occasion d’une première étape hors du village natal, il voyage et va, comme il était d’usage en ce temps, de recommandation en recommandation, de rencontre en rencontre, cela lui permettra, peu à peu, d’accéder pleinement au but qu’il s’est fixé : « C’est le savoir qui me donne du plaisir », comme il le dit. Toute sa jeunesse fut une suite d’humiliations et de déceptions, mais aussi de grandes satisfactions intellectuelles.

Des figures telles que Stilling font preuve d’une constance dans la conscience de soi si forte, si prégnante, qu’elle fait obstacle à toutes les appartenances, à toutes les obligations d’adhésion. Présences éveillées et critiques, sans pourtant céder au négativisme, ce sont des personnalités essentiellement créatrices et subversives à la fois. Elles se manifestent parallèlement au Sturm und Drang, ce mouvement de libération littéraire qui tente de se débarrasser d’un faux classicisme totalement figé ainsi que d’une raideur religieuse paralysée. Une vision toute nouvelle de l’humanité commence à se faire jour autour de Wieland, Klinger et bien d’autres, dont une des articulations est le Bildungsroman, le « roman de formation » dont la Lebengeschichte, le récit de vie de Jung-Stilling est un exemple parfait. Il est probable que les bouleversements politiques issus de la Révolution française ont brisé le déploiement de cette forme très particulière d’intelligences ouvertes, à la fois sensibles et rationnelles, pour faire place à un romantisme rapidement absorbé par un nationalisme de plus en plus impérieux.

Georges-Arthur Goldschmidt

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