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Une vraie sépulture

Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

L’épopée de l’Affiche rouge oubliée jusqu’à ce qu’Aragon la célèbre dans un fameux poème revient dans l’actualité cet automne à travers deux fictions. La coïncidence est remarquable. D’une part L’Armée du crime, de Robert Guédiguian, d’autre part Le Tombeau de Tommy, roman. Dans les deux cas se posent les questions de la mise en scène, et de l’adaptation. Mais pas seulement.
Alain Blottière
Le tombeau de Tommy
L’épopée de l’Affiche rouge oubliée jusqu’à ce qu’Aragon la célèbre dans un fameux poème revient dans l’actualité cet automne à travers deux fictions. La coïncidence est remarquable. D’une part L’Armée du crime, de Robert Guédiguian, d’autre part Le Tombeau de Tommy, roman. Dans les deux cas se posent les questions de la mise en scène, et de l’adaptation. Mais pas seulement.

Le roman d’Alain Blottière se constitue de trois fils, étroitement unis par le point de vue du narrateur, un cinéaste qui raconte le tournage d’un film sur Thomas Elek et ses compagnons de lutte.

Le premier fil suit l’histoire d’Elek, telle que la rapporte sa mère Hélène dans ses Mémoires, des témoignages recueillis par le narrateur (et l’auteur), des documents et archives historiques consultés au musée de la Résistance et ailleurs. Une bibliographie figure en fin de volume. Les films ou documentaires n’apparaissent pas, pas plus le film de Franck Cassenti réalisé en 1975, que celui de Guédiguian. Cette partie du roman est la plus objective, la plus proche des faits réels.

Le deuxième fil est la description de certaines scènes du film, une partie du scénario, avec des dialogues mais surtout ce que l’on voit à l’écran. Elle est écrite en italique, dans un style très factuel. Elle donne à voir.

Le troisième fil relate la façon dont le narrateur a trouvé son interprète, un jeune garçon prénommé Gabriel, quels liens ils ont noué, et comment Gabriel s’est approprié le rôle de Thomas Elek, incarnant le jeune résistant jusqu’à devenir Elek : Gabriel est un « Tommy incandescent ». Vilma, l’actrice qui incarne Hélène Elek, en avait averti le narrateur : « Prends garde, cet enfant est le feu : la lumière et la brûlure. » Cette partie est la plus subjective, la plus romanesque et la plus intense du roman, même si l’histoire de ces jeunes gens morts très jeunes au combat fait d’eux des héros, au sens de personnages fictifs comme d’être quasi surhumains.

Le projet de l’auteur (qui se confond par bien des aspects avec le narrateur) apparaît bien dans cette distinction entre trois fils qui forment trame unique lorsqu’on lit le roman. D’abord rappeler la puissance de cette épopée des FTP MOI que l’on retrouvera dans le film de Guédiguian. Constitué d’étrangers pour la plupart Juifs d’Europe centrale, républicains espagnols et antifascistes italiens, souvent engagés depuis longtemps dans la lutte contre le nazisme, le groupe Manouchian s’est battu avant même la rupture du Pacte germano-soviétique contre les occupants. C’était un combat solitaire, mené par des individus qui n’avaient plus rien à perdre. Certains avaient perdu leurs parents, pris dans les premières rafles parisiennes. Beaucoup, et c’est le cas d’Elek, ont quitté le lycée pour s’engager dans la lutte. Dès le début, ils savaient qu’ils menaient un combat désespéré, qu’ils étaient promis au pire : se faire arrêter et torturer, devoir parler, avouer. Cela ne les a pas rendus moins déterminés et ils sont morts fusillés au mont Valérien sans que les nazis et leurs sbires en sachent beaucoup sur les réseaux. Le comble étant atteint par Joseph Epstein, chef de la MOI dans la région parisienne, activement recherché par la Gestapo, arrêté par elle, mais qui n’a pas dévoilé sa véritable identité. Jamais l’occupant n’a su qu’il l’avait capturé. Le narrateur aime chez eux « la noblesse d’hommes libres, [l’]orgueil de vagabonds, un panache d’aristocrates au pied de l’échafaud », tel qu’ils s’expriment sur la fameuse affiche de propagande.

Elek est une forte tête, un garçon indépendant et ombrageux, qui ne fait pas de sentiment. C’est l’une des raisons pour lesquelles le cinéaste lui consacre son film, plutôt, par exemple, qu’à Wolf Wajsbrot, autre combattant du groupe, dont l’idylle avec Sarah aurait pu paraître plus « cinématographique ». Le narrateur insiste sur cette faille ou fragilité de la fiction qui veut sa « story ». Cette question de la proximité et de la distance taraude le narrateur du Tombeau de Tommy. C’est le cas, en particulier, lorsqu’il désespère de trouver son Thomas. Les acteurs professionnels sont capables de jouer le rôle, mais ce n’est pas suffisant. Il a besoin que l’acteur incarne le jeune résistant, qu’il devienne Thomas.

Notre époque est très éloignée des valeurs défendues par ces jeunes d’origine étrangère, dont les parents sont venus en France pour fuir la misère et les pogroms, partageant l’idéal républicain, et croyant dans le communisme comme en une nouvelle religion. Le roman montre très bien cela à travers Hélène Elek, mère-courage tenant un restaurant dans le cinquième arrondissement (alors quartier populaire rempli de taudis et de cantines peu coûteuses), capable de narguer les Allemands qui viennent encore chez elle après qu’elle a été obligée d’inscrire « boutique juive » sur sa vitrine. La révolte d’un Elek ou d’un Marcel Rayman, leur patriotisme, sont des valeurs presque désuètes aujourd’hui, pour des jeunes que le narrateur croise dans les rues de Paris, sur leur skate ou patins à roulettes. Et ainsi lui apparaît Gabriel, que pour plus d’une raison, il compare au Tadzio choisi par Visconti pour La Mort à Venise. Ces éphèbes, que l’on croise aussi dans les films de Gus Van Sant, fascinent ces metteurs en scène qui sont moins attirés par les beautés féminines. Gabriel connaîtra une idylle pendant le tournage, et on peut dire qu’elle sauvera le film : au moment où il est près de disparaître, une présence le ramène et permet au cinéaste de terminer son film.

Le comportement de Gabriel n’est pas la seule difficulté que rencontre le cinéaste. Filmer des attentats et leurs effets, la traque et l’arrestation des membres du groupe l’amène à faire des choix. Le plus délicat touche à la violence. Peut-on montrer des scènes de torture ? Jusqu’à quel point ? Là aussi, le public de 2009 n’est pas celui des années quarante ou cinquante, les codes ont été bousculés et on peut craindre le pire : outre l’incompréhension des spectateurs, leur fascination du sang et du crime. Elek et ses compagnons ont passé des jours terribles dans les sous-sols de la préfecture, avant d’être livrés à la Gestapo. Le cinéaste raconte, s’appuyant sur les témoignages de survivants comme Julien Lauprêtre, qui a côtoyé Elek dans sa cellule de Fresnes. Dans Rome, ville ouverte, Rossellini avait donné une idée de ce qu’était cette épreuve : un des compagnons du prêtre était brûlé avec un fer à souder (plan presque cité par Guédiguian). Le narrateur raconte comment Elek est battu, mais s’arrête là. Ce n’est pas l’objet de son film.

Il ne montre pas davantage les larmes qu’on aurait vues sur une photo dans les yeux de Thomas, et ne s’appesantit guère sur la relation fusionnelle que le jeune homme entretenait avec sa mère. Il évite en somme tout ce qui peut devenir pathétique, tout en préservant, valorisant l’incarnation. Comme il l’écrit, « l’art n’est rien que de l’art, une petite chose utile mais somme toute anodine, un reflet dérisoire des beautés, des larmes et du sang du réel, et je ne suis pas disposé, pour me faire valoir, à lui sacrifier des secrets brûlants ». La fluidité de l’écriture, l’absence d’effets sont à l’unisson de ce projet. Alain Blottière emploie une langue élégante, une syntaxe des plus simples, comme s’il voulait la faire oublier. Ce Tombeau de Tommy et Jan Karski, de Yannick Haenel, deux romans qui s’interrogent sur la façon de raconter l’Histoire, sont des textes forts, qui donnent à penser. Ils mettent en question la relation entre un passé terrible, effrayant, et notre présent, montrent qu’entre la fiction et la réalité, les frontières sont perméables et qu’on peut les franchir sans trahir.

Enfin, grâce au roman, Thomas Elek trouve une sépulture à sa mesure. C’est le premier sens que l’on donnera au mot Tombeau. Le deuxième renvoie à la forme poétique employée pour célébrer un mort. Ce tombeau est enfin un lieu qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. C’est la partie la plus belle du roman, avec les toutes dernières pages qui renvoient à l’origine, avenue Andrassy à Budapest.

Norbert Czarny

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