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Angoisse de la langue

Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

Aprèsson très beau livre surAmbroise Paré, Jean-Michel Delacomptée revient au Grand Siècle en entreprenant la vie de Bossuet comme celle d’un homme qui « a fait bouger la langue ». Il interroge ainsi, non pas la simple biographie, mais l’aventure même de la langue, son rapport au temps qui la produit, la manière dont l’Homme se conçoit, lesinquiétudes que notre société provoque.
Aprèsson très beau livre surAmbroise Paré, Jean-Michel Delacomptée revient au Grand Siècle en entreprenant la vie de Bossuet comme celle d’un homme qui « a fait bouger la langue ». Il interroge ainsi, non pas la simple biographie, mais l’aventure même de la langue, son rapport au temps qui la produit, la manière dont l’Homme se conçoit, lesinquiétudes que notre société provoque.

« Il y a longtemps qu’on ne lit plus Bossuet », celui dont Claudel disait qu’il était « le grand maître de la prose française ». Néanmoins, il n’a pas proprement disparu, et il demeure comme une ombre sur la littérature, « peu lu, plus vivant que jamais ». Le paradoxe structure le livre, manière de colonne vertébrale d’un ouvrage consacré à « un immense inconnu ». À la fois cheminement de lecture, questionnement sur une vie, sur une œuvre animée, Langue morte s’attache à la vie d’un grand prosateur et de l’un de ses lecteurs (presque) anonyme, il fait découvrir le serpentement satiné d’une parole pour le sacré, pour les grands, pour Dieu surtout, l’importance qu’elle revêt pour la littérature et le monde d’aujourd’hui. C’est une grande et belle confrontation, comme si ce que nous lisons sur ces pages récentes était ce que l’œil de leur auteur a découvert sur celles de l’écrivain.

Delacomptée dresse le portrait d’une époque et de ses êtres les plus illustres, il raconte l’Histoire au travers des liens qui les unirent à Bossuet, reprenant le fil des Sermons et des Oraisons pour circuler dans la chronologie d’une vie tout entière tournée vers Dieu, celle d’un homme « qui ne regardait pas dehors » mais s’abîmait dans la réflexion sur ce qui fait l’Homme, Dieu et les devoirs que le premier lui doit. Il brosse la vie de Bossuet en « Hommelivre », être compliqué, serviteur du pouvoir et directeur sourcilleux des consciences, prélat autoritaire, ambitieux et profond. Il suit les méandres d’une vie ambiguë, généreuse, d’un destin forgé par la langue. Il dépeint le Grand Siècle avec précision, reprenant, au travers des textes de Bossuet lui-même, les questions de la persécution religieuse, des règles ecclésiastiques, de la place du théâtre et de la morale, du pouvoir absolu et de la nature de Dieu. Il se fait chroniqueur d’un ordonnateur du sens de la vie, de ses règles, de son unité, englobant tous les changements qui sourdent alors. Vision d’un monde perdu aux règles exigeantes et dures, d’un homme exceptionnel, d’une société qui, sous les dehors de la rigueur et de la puissance, vacille déjà. Au-delà de la fresque historique, du panégyrique, de l’exercice, Delacomptée s’entremet en questionneur profond, inquiet, puisant dans les temps reculés du règne de Louis XIV la matière d’une réflexion tournée, comme en creux, sur nous-mêmes, notre temps, les sursauts d’un monde qui va vite. Voici deux instants troublés sur lesquels nous ne pouvons, pas plus que Bossuet, poser de regards fixes ni le saisir complètement, condamnés à l’incertitude et à ses conséquences.

L’appui de l’ancien pour le contemporain

Pourtant, l’ambition de l’auteur n’est pas de se faire historien mais bien d’entrevoir l’essence d’une œuvre, son actualité, ses enjeux puissants. Langue morte la célèbre et ouvre, peut-être, à la pensée qui l’anima, la fait se rejouer, infiniment réinvestie. L’appui de l’ancien pour le contemporain, béquille faite de mots, de souffles, de lectures. Delacomptée se glisse au plus près des mots, de la langue, de sa structure, de sa construction à la fois savante et simple, tout bonnement évidente. La langue de Bossuet s’est perdue, elle semble comme égarée dans notre époque, illisible, incomprise. Delacomptée s’acharne à la faire revivre, à la confronter à la nôtre, « l’actuelle, cette orpheline ». Son livre est une recouvrance, un exercice de l’aujourd’hui qui s’éprouve dans une autre langue, une autre syntaxe, un autre sens du monde. Il n’a pas la naïveté ni l’outrecuidance idiote de seulement déplorer, il s’interroge vraiment sur notre situation, sur l’état du langage, son sens, sa place, sur l’écart enténébré qui nous sépare de cet avant qui nous fait, nous nourrit – qui du moins le devrait. Il ne condamne pas, il souligne. Il interroge le détachement de la langue et du temps, la fin d’une certaine forme d’épaisseur. Le monde d’aujourd’hui est plus vaste, mais « s’aplatit », la langue se détache de son propre parcours, se décompose. Delacomptée en dresse un portrait sous forme de reflet, vivante et morte à la fois. C’est cet équilibre ténu qu’il s’obstine à défendre, malgré tout.

Delacomptée écrit sur un temps depuis un autre, il fait se rencontrer le vide au plein. Il prône un autre rapport au temps, aux paroles, aux structures même du sens, il interroge le sentiment de la croyance, sa force, sans la comprendre vraiment mais en en jaugeant la puissance formidable. Il ne se détache pas des limites qui le forment mais en extrait le peu qu’il peut pour savourer ce que nous avons perdu, s’en souvient pour ne pas abandonner ce qui fait l’Homme (quel que soit le nom que nous lui donnions), pour être tout simplement. Il s’effraie comme Bossuet de la fin de la rigueur, et pourrait se retrouver dans l’avertissement pédagogique que faisait ce dernier au Dauphin : « Vous confondez aujourd’hui l’ordre des paroles, demain ce sera l’ordre des choses. » Il faut s’attacher à la sensibilité d’une lecture qui s’appuie sur une façon d’envisager le monde loin de la nostalgie, plus proche de la mélancolie vraie, sur une communion avec ce qui n’est plus, ce qui s’est perdu.

Hugo Pradelle

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