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Vies masculines

Article publié dans le n°1028 (16 déc. 2010) de Quinzaines

 Après le succès de Sylvia, nous pouvons enfin relire Le Club, premier roman de Leonard Michaels paru au début des années quatre-vingt (1). Perçu lors de sa publication aux États-Unis comme un texte profondément misogyne, il convient de le lire aujourd’hui dans une perspective plus large puisque le temps a passé et que nous en percevons peut-être mieux la profondeur dérangeante et l’humour décapant.
Leonard Michaels
Le Club (The men's club)
 Après le succès de Sylvia, nous pouvons enfin relire Le Club, premier roman de Leonard Michaels paru au début des années quatre-vingt (1). Perçu lors de sa publication aux États-Unis comme un texte profondément misogyne, il convient de le lire aujourd’hui dans une perspective plus large puisque le temps a passé et que nous en percevons peut-être mieux la profondeur dérangeante et l’humour décapant.

Le livre de Leonard Michaels semble obéir à une matrice dérangeante, scindée, elliptique : « La fraternité est exclusive, pas universelle. » Nous comprenons immédiatement pourquoi son récit provoqua l’incompréhension et les attaques des féministes de la fin des années soixante. Le club auquel le narrateur du roman se propose d’adhérer contredit, ou plutôt semble contredire, tous les apports de la révolution sexuelle de ces années-là. Le roman est ainsi à la fois une provocation et l’expression d’une inquiétude existentielle (pour ne pas dire identitaire) qui préfigure assez bien les tensions qui contractent nos sociétés contemporaines occidentales. L’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas acquise, les crispations ressurgissent souvent et les discours réactionnaires pullulent sans borne : ce sont les dispositions particulières de ces tensions et l’expression d’une conscience masculine que le récit chorégraphie.

Il y a ici quelque chose d’un théâtre d’ombres. D’ombres masculines évidemment. Le narrateur, professeur à l’université de Berkeley, double limpide de l’auteur, accepte de retrouver quelques hommes, amis ou amis d’amis, sur le modèle des clubs féminins qui se créent depuis le début des années soixante-dix. Il y retrouve six autres personnes – tous représentants d’une certaine forme de domination sociale puisqu’ils sont psychanalyste, financier, sportif, professeur… – avec lesquelles il accepte de partager une intimité qui habituellement se tait. Durant une soirée entière, ils vont se raconter leurs vies et surtout explorer ensemble, dans un désordre de voix plus ou moins agressives, ce qui les lie, comme irrémédiablement, aux femmes.

Si ce club s’apparente certes à une réaction, il obéit également à un besoin de s’exprimer au cœur du même, sans disjonction, avec honnêteté, débarrassé des troubles jeux de la séduction et de la sociabilité, de ces habits dont l’homme peine à se dépêtrer. Michaels l’écrit dès les premières pages de son livre (désamorçant à notre avis les critiques qu’il a subies et entrevoyant une réalité future peu engageante) : « Je repensais aux femmes. La colère, l’identité, la politique, les droits, les torts. Je les enviais. Dans notre société, le statut de défavorisé semble attirant. La privation vous donne une raison de vous battre, elle vous confère une supériorité morale, de l’importance. Que reste-t-il des hommes de nos jours ? Ils ont déjà tout. Ont-ils besoin de clubs ? Il suffit de voir deux hommes ensemble pour penser à un club. Prenez Damon et Pythias, Huckleberry et Jim, Hamlet et Horatio. La liste est célèbre. » Ainsi, il se place sur un terrain convergent qui engage à réfléchir ce qui nous lie et nous fait être, nous donne une raison d’exister et nous procure des outils pour le dire.

Car le grand objet du récit de Michaels n’est pas de stigmatiser les femmes ou de produire un discours violent à leur encontre, mais bien d’en concevoir qui circonscriraient le lien qui unit les genres et de décloisonner, sans paraître le faire, le champ immense qui s’ouvre devant deux groupes (dont l’artificialité pointe déjà malgré tout) qui se méconnaissent et s’arrêtent à la farce de leur confrontation. C’est par le devers en quelque sorte qu’il fait se jouer les choses, se confronter les identités, en mimant les retrouvailles ridicules d’hommes qui se méconnaissent et se dissimulent trop souvent derrière leurs attributs caricaturaux. Marivaudage à l’américaine, voici ce qui caractériserait bien ce roman tant la parole y joue tous les rôles, tant Michaels s’amuse de sa virtuosité stylistique, des non-dits, de la violence continue qui sous-tend l’existence d’hommes qui confient la nature même de leurs vies masculines.

Le roman entretient un cousinage assez évident avec le Portnoy de Roth (2), se jouant des mêmes codes et des mêmes interdits, provoquant l’hilarité devant les choses les plus sérieuses et les plus intimes, s’amusant de sa judéité, des affres de la psychanalyse, du désir des sentiments amoureux, de l’infidélité, de la masculinité et de ses stéréotypes, de la féminité et des projections qu’elle induit, du langage qui assume tous ces éléments. L’humour s’apparente au sédiment de l’œuvre de Michaels, il (voici qu’il est masculin !) prend en charge tous les paradoxes qui s’y font jour, comme celui de cette séparation d’avec l’objet que les membres du club ne cesse d’aborder, la femme – partout et toujours, absente perpétuellement présente –, mais aussi les illusions de la domination masculine et de la tragi-comédie de la misogynie parfaitement assumée, déjouée pourrait-on dire.

Le club concourt à son abolition puisque sa nature semble contradictoire et que la fin du récit vire à une manière de vaudeville ironique parfaitement revigorant. Il n’est rien de plus que la parole qui, provisoirement, s’y déploie, et pourtant rien de moins. Au-delà de la provocation et de l’exorcisme personnel, le roman dit quelque chose de la part animale de l’homme, de la terrifiante nécessité de la meute. Et c’est jusque dans les derniers instants de cette longue nuit, cette angoisse du même qui s’exprime dans l’hilarité alcoolique de ces hommes presque redevenus enfants, primaires et primitifs. Le narrateur confie : « je me sentais de plus en plus détaché de moi-même, plus près des autres, jusqu’à paraître ne faire qu’un dans les cris qui s’élevaient, plus haut, encore et toujours, prenant de l’altitude à l’instant où nous sombrions dans une dissolution primale à laquelle nous consentions grâce à cette musique d’une même animalité, comme un chœur d’église, chantant la vie et la mort ». Ces vies masculines qu’ils se confièrent sous le prétexte de faire comme les autres (quelle suprême ironie !) reconduisent, pour un temps, une séparation fondatrice et l’angoisse qui en procède, jouant et rejouant sans fin les ombres qui se projettent sur des ombres, le trouble qui nous saisit à l’abord de nous-mêmes.

1. Sylvia, récit remarqué (voir QL n° 1008) paraîtra en « Points Seuil » en janvier 2011. Le Club a été publié en 1981 par FSG et en 1983 aux Presses de la Renaissance dans une traduction de Françoise Cartano. Les éditions Bourgois en proposent après une longue période d’oubli une nouvelle traduction.
2. Nous pensons ici aux premiers textes de Philip Roth : depuis Portnoy et son complexe à Du côté de Portnoy et Professeur de désir par exemple.

Hugo Pradelle

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