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Du mur aux murmures

On n’ouvre pas un livre d’Hélène Cixous. On se laisse happer par ses sortilèges, par la danse d’une écriture-vie. Hélène Cixous comme l’écrivait son ami Derrida, la saute-muraille, celle qui par ses créations n’a cessé de faire tomber les murs (du langage, entre les sexes, les peuples, les idiomes, les vivants, les morts…) poursuit avec Correspondance avec le Mur le voyage dans les plis d’un passé-présent accompli dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem. La fiction ressaisit dans le désaisissement ce que l’Histoire laisse dans l’ombre ou dissèque selon les lois de la raison : les plaies de la Shoah, la houle des siècles, l’arborescence des destinées des Jonas, des Klein, les zones mouvantes où la fureur d’une Histoire shakespearienne et les nano-histoires individuelles se rencontrent.
Hélène Cixous
Correspondance avec le Mur. Avec cinq dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed
On n’ouvre pas un livre d’Hélène Cixous. On se laisse happer par ses sortilèges, par la danse d’une écriture-vie. Hélène Cixous comme l’écrivait son ami Derrida, la saute-muraille, celle qui par ses créations n’a cessé de faire tomber les murs (du langage, entre les sexes, les peuples, les idiomes, les vivants, les morts…) poursuit avec Correspondance avec le Mur le voyage dans les plis d’un passé-présent accompli dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem. La fiction ressaisit dans le désaisissement ce que l’Histoire laisse dans l’ombre ou dissèque selon les lois de la raison : les plaies de la Shoah, la houle des siècles, l’arborescence des destinées des Jonas, des Klein, les zones mouvantes où la fureur d’une Histoire shakespearienne et les nano-histoires individuelles se rencontrent.

Tout voyage se voit précédé par une voix qui lance son appel. Après le périple à Osnabrück, Hélène Cixous répond « oui » à la voix qui lui intime de se rendre à Jérusalem. Pourquoi aller à Jérusalem après la mort de la mère Ève en 2013, celle dont le décès signa la fin du monde, elle qui déconseillait à sa fille de s’y rendre ? Pour signer sa « reconnaissance de dette infinie » envers les siens, pour aller à la rencontre des disparus, retrouver l’aimé Isaac, mort en 2005, pour répondre « présent » à l’appel des Ombres, des âmes mortes. L’odyssée vers la Ville sainte a pour espace d’élection le Mur des Lamentations, personnage central du livre, intercesseur qui permet de dialoguer avec les défunts.

Livre de questions au sens de Jabès, livre qui lance à Marga, la survivante du siècle dernier, une manne d’interrogations, Correspondance avec le Mur s’enroule autour d’une enquête généalogique, d’une errance capricieuse dans la capitale de la mémoire dont Marga, âgée de cent-quatre ans, cousine d’Ève, est la dépositaire. Arpenter la ville, c’est arpenter les cercles des morts, l’oncle Jonas, les Jonas, les Klein déportés, rendre justice à ceux qui ont disparu, témoigner contre l’oubli. Par sa dimension mythique, onirique, Yerushalaïm comme l’écrit Marga tient du Yoknapatawpha de Faulkner, fait signe vers Les Palmiers sauvages que Faulkner avait initialement intitulé Si je t’oublie Jérusalem. À la prière, au psaume appelant à ne jamais oublier Jérusalem, Cixous oppose le mouvement d’effacement, de retrait qui emporte malgré elle la ville, le voile d’oubli qui l’enveloppe et dont ne surnagera que Marga, l’ultime survivante du temps des ruines. « Jérusalem ? J’ai tout perdu et oublié, je me souviens d’Osnabrück et de Berlin. N’est restée pleinement présente que Marga, celle que je n’avais pas l’intention de visiter à Jérusalem ».

On sait que pour Hélène Cixous, l’écriture relève de l’orphisme, d’une alliance avec les morts qu’elle fait revenir sur la scène du monde. Assaillant l’auteure, les voix réquisitionnent leur scribe, lui enjoignant d’écrire le Voyage à Jérusalem. Le livre est troué en son centre par la faute inexpiable, par l’acte manqué qui creuse sous le Mur du mont Moriah un gouffre de désarroi. Tout bifurque, les lieux, les êtres, les temps : au moment d’écrire le voyage à Jérusalem, l’auteur va en Inde, Pondichéry se substitue à la Terre Promise. « - Tu n’écriras pas le Livre de Jérusalem. Te voilà dans un pays où les verrous sont tirés sur toi. Reste à écrire la Fin de Philia ». Davantage que les livres précédents d’Hélène Cixous, le Livre de Jérusalem se heurte à son interdiction. On fera l’hypothèse que le Livre de Jérusalem barré, contrarié que l’on a sous les yeux est l’une des manifestations princeps du « livre-que-tu-n’écriras-pas » autour duquel gravite la création cixousienne. À la place du livre impossible, qui refuse de s’écrire, surgit le livre de Marga, du chat Philia, du chameau et du crime irréparable. Le Mur du Temple a en effet son habitant enchaîné, son prisonnier, un chameau attaché, incapable de se mouvoir, lointain cousin de l’âne d’Abraham. La faute qui taraude l’auteure, qui hante le récit, le troue de silence tournoie comme un condor. Alors que des femmes au pied de la muraille lui apprennent que « Dieu est dans le Mur », alors que la main d’Hélène Cixous accomplit le geste symbolique, immémorial que tant de pèlerins, de croyants, de non-croyants réalisent chaque jour — déposer un billet, un vœu, une supplique entre les pierres blondes du mur, dans les crevasses —, le bout de papier dissimulé dans le ventre de Dieu est une feuille vierge. La lettre est restée dans le sac. «  Je n’ai donc pas fait ce que j’ai fait, voilà ce que j’ai fait. J’ai mis le message dans le Mur. Et le message était dans mon sac ». 

En lieu et place de la missive, un morceau de papier resté vide : la lettre à Dieu est blanche comme la robe de Moby Dick, morceau de vide, de rien, métonymie du « livre-que-tu-n’écriras-pas ». À partir de cette substitution inaugurale qui plonge l’auteure dans la honte, qui fait pousser un mur de silence dans sa gorge, les autres remplacements, les autres pertes se mettent en place, Pondichéry au lieu de Jérusalem, l’égarement du carnet Jérusalem. La réalité crée un hybride sac-Mur. La culpabilité, antérieure à l’« erreur » mais ravivée par cette dernière, efface le voyage, comme si le Voyage au mont des Oliviers n’avait pas eu lieu. Hors du geste de croire, Hélène Cixous a-t-elle déposé un message blanc afin que « Dieu » écrive lui-même le texte ? Quand son fils lui annonce qu’ayant gardé le message destiné au Mur, Cixous est désormais le Mur, nous songeons à une métamorphose murale qui relève à la fois du Chat Murr de Poe et d’Alice au pays des merveilles.

Dans cette offense à l’égard du Mur saint, Cixous a-t-elle rejeté son correspondant de pierre ou ce vestige du mur d’enceinte du Temple l’a-t-il éjectée ? Dans ce double détournement hölderlinien de l’homme et du divin, l’écrivain et la muraille têtue se sont-ils détournés simultanément l’un de l’autre comme dans un impossible face-à-face ? Peut-être qu’afin de n’être la deuxième prisonnière du Mur, le deuxième chameau, a-t-elle dû laisser le billet immaculé ? Marga, dotée de l’étoffe d’Ève, de l’héroïsme des centenaires ayant passé un pacte avec la vie, s’éteindra après avoir lu le livre d’Hélène Cixous, peu après l’envoi de sa lettre-réponse reproduite dans l’ouvrage. 

Si Cixous répond à l’appel des sirènes, prend en charge les Ombres, les existences de ceux qui sont partis afin de les sauver du python oubli comme dit Proust, c’est qu’elle est elle-même sirène, orfèvre des réminiscences de l’à-venir. Cinq dessins à la pierre noire d’Adel Abdessemed rythment le livre. Gageons que la pierre noire de l’artiste provient du Mur des Lamentations, que la pierre contenant le message au schibboleth laissé vierge s’est envolée pour atterrir dans l’atelier d’Abdessemed. L’événement désastreux, le manquement réveillant la colère du Mur fait pousser un mur intérieur qui bâillonna Hélène Cixous. Puis, sous la levée de la chape de honte, le mur est devenu murmures, le livre que nous lisons, aventure de la lettre qui tisse des mondes que les lecteurs de Cixous habitent comme une première patrie. Une patrie, une matrie nomade, ouverte, mouvante. Sidérante traversée dans les halliers d’une langue réinventée, Correspondance avec le Mur nous laisse, le livre refermé, face à l’énigme du billet blanc déposé dans les entrailles de l’Animal sacré. Nul doute que sur ce fragment sans graphèmes, Isaac, Ève, Marga, Philia, le chameau, le lecteur apposeront leurs glyphes. Habitée par l’écriture, officiante d’une jubilation langagière, d’une pensée inouïe à flanc d’impensable, Hélène Cixous porte la littérature dans les contrées de l’absolue liberté, nous offrant ce que peu d’écrivains délivrent, l’éblouissant don d’autres mondes sous le nôtre.

[ Extraits ]

« En tant que chat, ou écureuil, ou ancien chien je ne suis pas plus juive que le cheval (…) mais à tous les juifs qui sont juifs, se sentent juifs, juifs des avants et juifs des après, je reconnais que je dois un trésor inestimable d’angoisses et de tourments, l’usage illimité de la tragédie et de ce qui va avec l’exercice de la douleur : l’esprit de révolte, le génie de la jubilation, les bosquets de comédie sans restriction de circonstances, l’eau du rire qui jaillit du brasier et jusqu’à l’avant-dernière minute dans les camps d’extermination, la nostalgie perplexe du désert, la fréquentation d’exclusion et le don nomadique ».

Hélène Cixous, Correspondance avec le Mur, p. 72.

« À Jérusalem dis-je, je me suis trouvée jetée dans le mur d’un trou. Un trou mur, on ne peut pas en faire le tour, je me plains à mon fils. Je n’ai ni dedans ni dehors, dis-je, ma parole est tombée dans un puits, je ne peux parler du trou à personne, j’ai du mur dans la gorge ».

Hélène Cixous, Correspondance avec le Murp. 113.

Véronique Bergen

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