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Encore Kafka !

Après l’énorme flot de considérations métaphysico-théologiques ou péremptoires à la Blanchot ou pire, c’est maintenant au tour des biographies mammouth, comme celle – au demeurant magnifique de précision et de compétence – de Reiner Stach en trois volumes de six cents pages, ou celle en cinq cents pages de Herbert Schmidt. Vu leur ampleur, elles ne sont pas près d’être traduites en France, comme nombre d’autres ouvrages ; et pourtant les traducteurs ne sont pas chers !
Saul Friedländer
Kafka. Poète de la honte
(Seuil)
Après l’énorme flot de considérations métaphysico-théologiques ou péremptoires à la Blanchot ou pire, c’est maintenant au tour des biographies mammouth, comme celle – au demeurant magnifique de précision et de compétence – de Reiner Stach en trois volumes de six cents pages, ou celle en cinq cents pages de Herbert Schmidt. Vu leur ampleur, elles ne sont pas près d’être traduites en France, comme nombre d’autres ouvrages ; et pourtant les traducteurs ne sont pas chers !

En anglais, c’est généralement plus fin et moins prolixe : pour preuve, Kafka : Poète de la honte de Saul Friedländer n’est long que de deux cent quarante-huit pages. Friedländer, dont les parents ont été déportés et qui a survécu, comme d’autres, grâce à des internats catholiques français, analyse ici quatre grands thèmes, à la fois de la vie et de l’œuvre de Kafka, imbriquées l’une dans l’autre : le père, le judaïsme, le sexe, le monde de l’écrivain. Tout cela n’est pas bien original, tout dépend de la façon dont on le traite, et Friedländer le fait avec discernement et habileté. Il situe tout d’abord la vie de famille du jeune Kafka selon ses repères, au sein de ce Prague qui est pour lui l’ensemble du monde extérieur, celui de l’écolier et du fils qu’il ne cesse d’être : « Voilà un Franz de vingt-neuf ans, encore vissé à sa chambre d’enfant », qu’il ne quittera vraiment que pour mourir. Il y est enfermé dans une sorte de prison libre dont il est le principal instrument, à la fois sujet et objet de lui-même et pseudo-victime de son père, à travers la mise en scène familiale que Friedländer – il n’est pas le seul – voit figurée par Gregor.

À propos de La Métamorphose, précisément, Friedländer note : « En deçà et au-delà des fantasmes d’incestes et de castration, on peut aussi y lire une parodie de Sophocle et de son Antigone. » Ce qui montre bien que, tel le chasseur Gracchus, Kafka se situe sur la ligne de flottaison où rien n’est ultime, sinon les intermédiaires qui n’en sont pas.

Il en est ainsi du judaïsme de Kafka, d’autant plus intensément ressenti qu’il échappe à une définition unique. Sa relation avec son entourage est rendue plus difficile encore, pris qu’il est au sein d’une identité à la fois extrêmement pointue et embarrassante, qu’il ne cesse pourtant d’assumer et d’affirmer. D’une part, il n’est ni sioniste, contrairement à ce que voulait lui faire dire Max Brod, ni religieux, comme il le fait remarquer au même Brod en 1922. Sa judéité, du seul fait qu’elle lui interdit de se fondre dans le corps social de son temps et de l’Autriche-Hongrie où l’antisémitisme n’est cependant pas encore opératoire (1), le remplit à la fois d’inquiétude, d’éloignement et de sollicitude : sa condition est sa matière existentielle. « La loyauté de Kafka va à des individus, non à des causes. » Son attachement au judaïsme est une manière de s’y reconnaître ; de là à dire que son œuvre ne s’explique pas sans cela, il y a un sacré pas à franchir.

Mais c’est la « sexualité » qui est l’expression physique de cette condition coupable et du trouble qui en résulte au sens fort de ce mot si vaste de sens. Kafka redoute la confrontation sexuelle et se réfugie dans des fantasmes et des imageries relevant de ce « plaisir solitaire » que l’auteur ne mentionne guère, comme si l’ancien interdit pesait encore. Cette interdiction, en effet, a affolé, sinon détruit, des générations entières soumises à une surveillance constante et à des châtiments corporels fréquents qui ne faisaient qu’accroître la fièvre sexuelle. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le chapitre intitulé « Eros matutinus » dans Le Monde d’hier de Stefan Zweig.

Ces rêveries sont pour une bonne part homosexuelles – comme cela a été noté depuis quelque temps –, surtout dans Le Procès, où le cinquième chapitre est tout entier consacré à la punition des deux gardiens nus qui vont subir le fouet comme les adolescents de l’époque (2).

La souffrance physique et même la torture reviennent assez souvent dans l’œuvre et la correspondance de Kafka ; il suffit de penser à « La colonie pénitentiaire », où la punition est gravée dans la peau nue du condamné, en présence de l’officier : c’est la figuration même de ces fantasmes onanistes homosexuels punis dont parle Friedländer. C’est le regard d’autrui qui pétrifie ce personnage anonyme toujours présent dans sa honte.

Mais la honte s’étend bien au-delà, elle recouvre la vision aiguë du monde et cherche chez de grands célibataires comme Kierkegaard ou le dramaturge viennois Franz Grillparzer des points de similitude. En même temps, le regard de Kafka ne s’éloigne jamais du monde qui l’entoure dans sa modernité : le cinéma, par exemple, ne lui échappe pas.

L’oeuvre de Kafka est un « voyage nocturne » et clairvoyant à travers le monde qui est le sien et surtout le nôtre, car il est peu d’écrivains qui laissent autant de place à leurs lecteurs. L’intérêt du livre de Friedländer est de restituer l’alentour de ces textes.

  1. Voir Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Époque (1867-1914), Albin Michel, 2013 (QL n° 1 077).
  2. Voir Georges-Arthur Goldschmidt, Celui qu’on cherche habite juste à côté : Lecture de Kafka, Verdier, 2007.

Signalons aussi la parution (Arcades/Gallimard) de Sept méditations sur Kafka d'Alvaro de la Rica (traduit de l'espagnol par Gersende Camenen, préface de Claudio Magris).

Georges-Arthur Goldschmidt

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