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L’amour fou

Nezâmi est un des plus grands poètes de langue persane. Né vers 1140, il mourut au début du XIIIe siècle, vers 1210, et aurait toujours vécu dans la même ville, Gandja, en Azerbaïdjan, à une époque où l’Empire perse, du Caucase à l’Asie centrale, débordait largement les frontières actuelles de l’Iran.
Nezâmi
Layla et Majnûn
(Fayard)
Nezâmi est un des plus grands poètes de langue persane. Né vers 1140, il mourut au début du XIIIe siècle, vers 1210, et aurait toujours vécu dans la même ville, Gandja, en Azerbaïdjan, à une époque où l’Empire perse, du Caucase à l’Asie centrale, débordait largement les frontières actuelles de l’Iran.

Quatre livres de Nezâmi ont déjà été traduits : Khosrow et Chîrîn par Henri Massé (Maisonneuve et Larose, 1970), Le Trésor des secrets par Djamchid Mortazavi (Desclée de Brouwer, 1987), Les Sept Portraits par Isabelle de Gastines (Fayard, 2000) ou Le Pavillon des sept princesses dans la traduction de Michael Barry (Gallimard, 2000) et, de nouveau par Isabelle de Gastines, Layla et Majnûn (Fayard, 2017). Il ne resterait ainsi à traduire que Le Livre d’Alexandre pour que le Khamseh de Nezâmi (« Les Cinq » ou « Les Cinq Trésors ») soit disponible en français. Pourtant, à la différence d’autres grands poètes comme Khayyam, Hafez et Rûmi (ou, dans une moindre mesure, Ferdowsi, Attar et Saadi), cet auteur demeure encore peu connu, alors qu’il est très populaire en Azerbaïdjan ou en Iran et que son œuvre a été l’une des plus illustrées par les miniaturistes persans.

En traduisant Les Sept Portraits, sept contes en vers baignant dans une ambiance de Mille et Une Nuits, Isabelle de Gastines avait su restituer avec simplicité les métaphores luxuriantes de Nezâmi. Dans Layla et Majnûn, elle renouvelle la même gageure. L’histoire est une légende arabe d’origine préislamique qui raconte l’infortune de deux amants. Le père de Layla refuse que Qays épouse sa fille, et Qays va devenir majnûn, « fou d’amour » en arabe. « J’étais Layla, mais à présent / majnûn suis, plus que mille Majnûn. » Breton, mais surtout Aragon, dans Le Fou d’Elsa, s’inspireront de cette légende à partir de la version de Djami (1414-1492), le dernier poète de l’âge d’or de la poésie persane[1].

D’un récit au départ profane, le poème s’élève vers les hauteurs ou les profondeurs d’un amour sacré, chantant l’union de l’amant et de l’aimée, de l’âme charnelle et de l’âme spirituelle. Mais avec Nezâmi, la langue, la dramaturgie, restent terrestres, bien que Layla et Majnûn soit un livre plus mystique que le « roman » de Khosrow et Chîrîn ou les contes des Sept Portraits. Majnûn dépasse les bornes de l’amour humain, s’enivre de Layla (Layli en persan), de la présence-absence de Layla, de sa séparation tragique, comme nous serions séparés de l’amour divin, se voilant et se dévoilant, apparaissant et disparaissant sans cesse, se révélant en s’occultant, s’occultant en se révélant. « Si “ivre” m’appelle l’amie, je suis ivre ; / si “fou d’amour” elle me dit, pareillement suis. » Un motif qu’on rencontre fréquemment chez les poètes persans, notamment dans le soufisme de Rûmi ou dans le savant dosage des ghazals de Hafez, qui magnifient l’être aimé, tantôt féminisé en aimée, tantôt absolutisé en Ami[2]

Le livre commence par des chapitres d’introduction qui justifient le choix de Layla et Majnûn (que Nezâmi a composé entre 1188 et 1189) et qui rendent hommage au dédicataire de l’ouvrage, le roi de Shirvân. Isabelle de Gastines n’a pas traduit les pages préliminaires, qui sont des invocations pieuses et un éloge du prophète Mahomet. La Perse, islamisée au VIIe siècle de notre ère, a dû inventer une littérature qui résiste à la colonisation musulmane et qui préserve sa singularité historique et culturelle, la distinction entre le chiisme iranien et le sunnisme arabe en étant une des manifestations.

Il faut lire une cinquantaine de pages pour que l’histoire débute véritablement, pour que Layla et Qays, pas encore Majnûn, s’éprennent d’amour. Très vite, Layla rend « fou d’amour » Qays, qui, éperdu, ne vit plus que pour aimer Layla. Le père de Qays, inquiet, demande, pour son fils, au père de Layla la main de sa fille, mais ce dernier refuse, lui-même inquiet de la folie qui s’est emparée de Qays, que tous désormais dénomment Majnûn. De longues séquences mettent en scène les dialogues entre Majnûn et son père, qui tente de le ramener à la raison. Rien ne pourra le raisonner, et le père finira par mourir de chagrin. Majnûn abandonne tout, se retire au désert, dans les environs du Nadj, un plateau d’Arabie, se nourrit de racines, apprivoise, tel Orphée, les bêtes sauvages et exalte son amour pour Layla. Ces passages sont d’une brûlante intensité. Le récit, ensuite, est parsemé de va-et-vient entre ceux qui voudraient réunir les deux amants et ceux qui refusent cette union. Layla enfin se marie, ou plutôt est mariée à un autre, le prince Ibn Salâm.

Si Majnûn peut exprimer librement son amour, Layla, elle, forcée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, ne peut que secrètement s’exprimer. Dans un jardin, cet enclos paradisiaque de la poésie et de la miniature persanes, elle soupire et clame, en se cachant, sa passion malheureuse : « Mon ami ô combien accordé et fidèle, / mon semblable, à moi uniquement destiné ! […] Puisses-tu seulement pénétrer en ce jardin, / et de mon cœur ôter la marque au fer rouge ! / Tu t’assiérais auprès de moi selon mon cœur : / je serais le grenadier, tu serais le cyprès. / Mais peut-être es-tu lassé de moi… » Une part du génie de Nezâmi reposerait sur ce point. Chîrîn est une femme qui parle, qui ne se soumet pas à la domination masculine. Les sept princesses, dans les contes qu’elles relatent, délivrent à chaque fois une parole qui soumet les hommes à une leçon de vie proprement féminine. Beaucoup de femmes en Iran, subissant les règles d’une société patriarcale ou les injustices de la République islamique, sont aujourd’hui les dignes héritières de ces héroïnes. Je pense à Forough Farrokhzad (1934-1967), une poétesse iranienne célébrée dans son pays, dont l’œuvre a été récemment éditée en français[3].

Le XIIe siècle de Nezâmi n’est pas celui de Chrétien de Troyes ; il est en avance, plus « moderne ». Sans la parole empêchée de Layla, la folie amoureuse de Majnûn serait moins poignante. La beauté du livre atteint son paroxysme quand, dans les derniers chapitres, Layla et Majnûn, par l’intermédiaire d’intercesseurs, parviennent à échanger leurs sentiments. Dans la lettre qu’elle adresse à Majnûn, Layla est autant poète que son bien-aimé et l’on regrette presque que sa voix soit assourdie, envahie par les nombreuses plaintes cosmiques de Majnûn. Les mots qu’elle écrit pour dire la séparation qu’elle éprouve sont proches, infiniment proches de l’amour d’une femme pour un homme. « Je forme couple avec toi bien que seule sans toi », traduit Isabelle de Gastines, en retrouvant la scansion de notre alexandrin. Mais, à la toute fin, Layla préfère repousser le moment des retrouvailles qu’elle avait souhaitées, parce qu’elle devine qu’elle pourrait succomber à la vue de Majnûn et de son petit corps famélique à force de privation et d’ascèse. Dans une palmeraie où elle a convoqué Majnûn pour le revoir, elle recule soudain, à dix pas l’un de l’autre, et informe le messager, qui avait organisé la rencontre, qu’elle n’ira pas plus loin. Elle ne l’écoutera que réciter un poème, l’un de ces ghazals que Majnûn psalmodie, ivre, fou de Layla. Ils ne sont plus finalement que deux âmes que la désunion des corps a consumées. La mort les emporte, emporte leur amour, que Layla confie à sa mère, juste avant de s’éteindre.

[ Extrait ]

Layla à Majnûn :

« J’ai tant souffert en cachette

que du cœur à mes lèvres la douleur est montée.

Puisque mon âme est au bord des lèvres,

que mon secret à présent soit dévoilé !

Lorsque le rideau j’aurai du secret levé,

adieu ! j’aurai pris la route. »

Nezâmi, Layla et Majnûn, p.255.

[1] Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, Gallimard, 1963.
[2] Cf. l’anthologie de Leili Anvar, Rûmi. La religion de l’amour, Seuil, 2011 et l’exemplaire édition du Divân de Hafez par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier, 2006.
[3] Forough Farrokhzad, Poèmes (1951-1967), préface de Christian Jambet, trad. de J. Alavinia, Lettres persanes, 2015 et La Nuit lumineuse. Écrits : lettres, récits, nouvelles, entretiens, scénario…, trad. de J. Alavinia, Lettres persanes, 2011.

Jean-Pierre Ferrini

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