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La troisième langue

Article publié dans le n°1049 (16 nov. 2011) de Quinzaines

Avec l’ultime volume de sa trilogie autobiographique, Kovačič (1928-2004) referme un pan de sa vie, célébrant avec tristesse, ironie, mais aussi une fabuleuse énergie, la fin de l’enfance et d’une innocence qu’il conçoit comme la base de la liberté. À la fois terriblement violent, sombre et désespéré, le roman, entièrement basé sur une réflexion sur la langue, ordonne les commencements d’une vie propre, entre refus radical et incompréhension coupable.
Lojze Kovacic
Les immigrés III : l'âge des choix (Prisleki)
(Seuil)
Avec l’ultime volume de sa trilogie autobiographique, Kovačič (1928-2004) referme un pan de sa vie, célébrant avec tristesse, ironie, mais aussi une fabuleuse énergie, la fin de l’enfance et d’une innocence qu’il conçoit comme la base de la liberté. À la fois terriblement violent, sombre et désespéré, le roman, entièrement basé sur une réflexion sur la langue, ordonne les commencements d’une vie propre, entre refus radical et incompréhension coupable.

L’œuvre autobiographique de Lojze Kovačič conforme le refus le plus absolu. Elle nous apparaît riche, protéiforme, portée par le mouvement d’un être qui ne peut que s’y abîmer, comme égaré, perpétuellement rejeté aux marges d’un monde conçu comme un enfermement. Après s’être cherché, contournant les empêchements d’une vie d’exilé – à la fois géographiquement et linguistiquement –, Bubi, narrateur énergique et bouleversant que nous retrouvons avec une joie teintée d’un certain accablement, semble devoir inéluctablement achopper à ses propres limites, à son inadaptation chronique et un sort singulier qui se confond avec le terrible traumatisme d’une Histoire brutale qui s’impose dans la violence et l’injustice, ne pouvant rien faire d’autre que d’écrire dans la langue qu’il s’est finalement choisie, comme au rebours de lui-même (1). Pour se sauver en quelque sorte. « Je voulais me comprendre, comprendre mon âme… je ne pensais pas à l’art… je pensais que je devais en premier lieu trouver un sens à mon existence et à tout ce qui était autour de moi… Malgré Dieu, qui le réclamait de moi… Mais ça n’allait pas avec ces mots cachés comme des amandes dans leur bogue. J’avais tout perdu… je devrais trouver une troisième langue… »

L’Âge des choix s’apparente à la fois à une manière de recouvrance de son identité, à la définition d’un espace propre depuis lequel l’être peut résister et s’établir comme conscience, en même temps qu’il ordonne un rapport à la langue, son trouble, sa nature, ses possibles et à la complexité d’un réel qui semble toujours trop épais. Ainsi se chevauchent des enjeux biographiques, imbrication d’intime et d’historique, et d’autres, plus complexes encore, qui tournent autour des liens qui s’établissent entre un sujet et son environnement, reconduisant la profération de la seule sauvegarde possible, un langage qui se réfléchit en permanence, questionné jusqu’en ses fibres les plus élémentaires. Voici ce que porte la prose hachée et pourtant fluide de Kovačič, refermant dans sa densité même, dans sa matérialité et son souffle, dans l’intrication qu’elle propose d’un réalisme farouche et d’une inventivité poétique stupéfiante, la nature même d’un projet autobiographique qui, s’il en respecte tous les codes, l’excède largement pour nous offrir une réflexion passionnante sur la nature de l’art et de l’écriture, la place de l’être dans le monde, son incompréhension fondatrice, son inaltérable force de refus, la liberté qu’il faut trouver.

Car Bubi, devenu adolescent, n’a d’autre choix que de refuser tout en se dissimulant toujours, comme étréci à sa seule intériorité bouleversée, le monde qui s’impose toujours à lui, le condamnant à un ballotage sentimental, à prendre des responsabilités qui souvent lui échappent, le reléguant en quelque sorte à une figure expiatrice involontaire. En effet, le troisième volet de son autobiographie débute par l’entrée dans Ljubljana des partisans communistes qui chassent dans le fracas les occupants allemands, par l’arrestation de sa mère et de ses sœurs, suivie de leur déportation en Autriche. Enfermé dans une solitude extrême, il doit alors se débrouiller de sa germanité, de son statut de collaborateur fasciste, de sa survie maladroite et malaisée dans une société où tous les repères s’effondrent lorsque le modèle communiste de Tito s’impose, embrigadant les individus, stratifiant le monde et l’enfermant dans des normes rigides. Le narrateur devra survivre sans presque rien, reprenant ses études, passant de foyer en internats, affrontant la prison et la pauvreté crasse, s’essayant au journalisme, tout en démêlant ses sentiments, sa sensibilité intellectuelle, son écriture, sa sexualité (les passages érotiques sont fabuleusement réussis) et sa responsabilité compliquée. Le roman embrasse ses enjeux, les déploie, configurant ainsi la complexité de la fondation d’un être enfin libre.

Bubi vit comme au rebours du monde qui s’impose à lui, le déniant tantôt, s’y affrontant parfois, dissimulant sa manière de le concevoir, s’imposant de survivre, l’acceptant tout en le déjouant sans cesse. Il ne semble jamais à sa place, déchiré entre des morceaux d’identité, égaré dans un nulle part assez indéfinissable, rejeté de tout côté, manière de paria social, géographique et politique : « Je n’avais plus rien à faire ici, je n’avais pas non plus le droit de rester, cependant il fallait bien que je sois quelque part, n’importe où… je le savais malgré mon déchirement… je devais avoir un sol sous mes pieds… » Il se débattra longtemps avec cet entre-deux, ne trouvant d’autre espace pour le réduire que d’écrire, toujours, obstinément, malgré les rebuffades, les critiques acerbes, la doxa terrifiante et utilitariste du réalisme socialiste, refusant un système politique en même temps qu’esthétique tout en ne se plaçant pas dans la figure du dissident, déjouant ses propres contradictions, son illégitimité ou sa culpabilité, s’obstinant à croire qu’être écrivain consiste à « faire surgir au grand jour des choses enfouies… ».

La puissance de Kovačič réside dans le déjouement et le détournement auxquels il s’entête. Il n’écrit pas des livres sur l’exil, la guerre ou le communisme seulement, mais intègre à une trame réaliste, profondément chargée d’une ironie originale, des questions bien plus fondamentales qui conforment sa biographie et sa personnalité. L’Âge des choix s’apparente à la résolution provisoire des conflits qui l’habitent, de ce trouble de l’identité tout entier porté par la langue – refusée puis adoptée –, de la faute qui lui pèse tant, de son sentiment tenace d’inappartenance. Voici la fin de l’innocence. Car, à la fin, il faut choisir qui nous sommes et qui nous devenons, ce que nous acceptons et ce que nous refusons, saisir le tourbillon existentiel qui nous emporte, affronter la complexité du réel, trouver des moyens de le proférer, d’y trouver une place tout en s’en abstrayant, réfléchir les limites qui nous situent, réclamer le dû du sens, « contenir la vie, la confusion, le désordre de la création... ». Et Kovačič, par-dessus son histoire, par-dessus sa vie, ne semble devoir que nous confier son difficile apprentissage de sa troisième langue qui « est comme un souffle autour de nous, ensuite elle devient un mur. Tant qu’on ne sait pas la mettre sur le papier… comme un papillon piqué sous un verre… on ne la maîtrise pas ».

  1. Afin de mieux saisir les enjeux et la progression de l’œuvre que nous ne pouvons expliquer longuement ici, on pourra lire les articles sur les deux premiers volumes in QL nos 981 et 1007.
Hugo Pradelle

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