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Le lieu de la vie

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

Suivant la chronique des mois qui passent, des saisons qui s’enchaînent, Rick Bass revient avec une grande précision sur le lieu où il vit, explorant la congruence de sa part irréductible d’humanité et de l’énormité sublime de la Nature.
Rick Bass
Le journal des cinq saisons (The wild Marsh : four seasons at home in Montana)
Suivant la chronique des mois qui passent, des saisons qui s’enchaînent, Rick Bass revient avec une grande précision sur le lieu où il vit, explorant la congruence de sa part irréductible d’humanité et de l’énormité sublime de la Nature.

Un lieu n’est pas qu’un espace géographique, il obéit au contraire à toutes sortes de contraintes qui proprement le dépassent. Pour Bass, c’est surtout le temps qui le configure, lui offrant une identité complexe, évolutive, le transformant en quelque chose de plus épais et de moins saisissable. La forme même de la Nature n’est pas son aspect mais sa durée, s’obstine-t-il à répéter tout au long de ce livre particulier, à cheval entre des formes disparates (tour à tour « compte-rendu », « témoignage », « chronique » et pur « récit »). Son Journal consiste en une opération de saisissement, au fil des saisons, de son habitat particulier, cette vallée du Yaak, l’« île » qu’il a élue, à la façon d’un être aimé, l’abordant avec la sensibilité écologique qui le caractérise et lui fait porter une manière de responsabilité essentielle face aux périls du monde contemporain, comme s’il consistait en un apaisement (1). L’angoisse y est entreprise par le devers de la description d’une existence tout entière tournée vers « la joie » et « le bonheur d’être au monde ».

Rick Bass nous invite à la contemplation, à emprunter les voies qui conduisent à la confrontation avec la beauté sauvage de la Nature, avec son épaisseur et ses contradictions, à deviner la place que l’on peut y occuper, oscillant entre le minuscule et le grandiose, le contemporain et l’immémorial, faisant se confronter les formes mêmes du vivant. « Je ne crois pas que nous aurait été conférée la faculté de déchiffrer des histoires, et encore moins d’en créer, si cette lame de fond, cet élan narratif, ne faisait pas partie des forces ou des courants du monde lui-même. Pour quelle raison l’univers aurait-il planté en nous pareil goût ou semblable talent, sinon pour qu’il serve à quelque chose – même s’il n’a d’autre utilité que de permettre la célébration, l’observation, la réplique des grands motifs qui le composent ? » Il relie ainsi puissamment l’exercice et la perception des effets de la Nature, comme autant de phénomènes établissant le grand tout du monde, à la création littéraire, à la manière dont l’écriture se fait jour et se pratique, expérience ascétique en même temps que profondément joyeuse. Il y a chez lui à l’œuvre un mysticisme comme charnellement ancré, issu en quelque sorte non pas d’une pensée antérieure, préconçue (celle du christianisme en quelque sorte), mais bien d’un sursaut de l’expérience, celle de l’à-côté, issu d’un trouble de la solitude et d’une confrontation disproportionnée avec l’univers superbe et brutal du monde sauvage.

Le récit qu’il nous fait de sa vie, de ses plus menues occupations – ses promenades, les travaux agricoles, la chasse, l’éducation de ses filles, l’écriture quotidienne – jusqu’aux enjeux majeurs d’une société qui met en danger ses ressources et ses espaces les plus élémentaires, appelant à une forme de « justice écologique », entreprend le temps et les modifications existentielles qu’il provoque, modifiant en profondeur les paysages, la manière dont nous les observons et l’influence mystérieuse qu’ils exercent sur les êtres qui le peuplent, ou plutôt le voisinent. Il écrit ainsi que « Ce livre est censé avoir pour sujet les mois de l’année et ce paysage si singulier », ajoutant que « l’art et la musique sont un réconfort, ainsi que la poésie et la littérature – ils ramènent l’œil sur le chemin de la beauté ». S’approchant, sans doute involontairement, des cheminements de Philippe Jaccottet qui élabore dans la forme poétique même ce parcours de manière plus essentielle encore (2). Car Bass se place aux confluences de mouvements qui entreprennent les questions de la Nature et de la sauvagerie, depuis le « proscrit » de Jünger jusqu’à l’anachorète de Thoreau (3), passant par les figures romantiques traditionnelles (qu’il congédie en quelque sorte) et les maîtres « transcendantalistes » américains menés par Emerson. Il dit, peut-être, à sa manière particulière, au gré de descriptions souvent enthousiasmantes de beauté et de virtuosité (on pensera à ses saisissements de paysages de neige, aux rivières glacées, aux pages consacrées aux cerfs et aux ours, comme au feu et à la chaleur caniculaire d’un été trop court), le lien sacré qui unit l’homme et son environnement, ce que cela implique de son état profond, conformant une identité à ses espaces successifs.

Car, au-delà d’un carnet de bord très bien écrit et de ces expériences descriptives qui relient l’intériorité et les purs phénomènes de la Nature, Bass entreprend la particularité même de l’identité américaine qui se fonde non pas sur la périodicité et l’Histoire mais sur des espaces physiques qui dépassent les échelles de l’humanité. Il profère la contradiction d’être dans ce grand vide ensauvagé et irréductible, d’exister au cœur de ce qui nous est impropre. Bass confie le terreau et l’essence de son œuvre, l’approfondissant et l’ancrant dans une manière de quotidienneté sublimée. Il ausculte ainsi l’une des parts essentielles de la littérature américaine, transmuant les clichés en efficacité poétique, faisant de ce qui se répète la singularité même d’une œuvre perpétuellement reconduite. Il identifie ainsi la modernité à la tradition, proposant un « équilibre » précaire et menacé face au chaos de l’insignifiant et à la dévoration des éléments qui nous fondent. Il superpose les temporalités et explore infiniment l’étrange paysage qui établit l’homme dans la Nature, s’attachant à redire une symbiose ultime et parfaite. Il établit ainsi le lieu qu’il circonscrit, comme nous circonscrivons la beauté, comme celui où existent enfin la fiction et la poésie, confiant que « C’est un lieu pour l’esprit, pas pour la chair. Un endroit créé pour l’imagination, pas pour la vraie vie », que « Yaak n’est pas un endroit où il faut venir, c’est un lieu dont il faut rêver », congédiant la nostalgie et affirmant le pouvoir immense d’un langage pour extraire la Nature de son état et de sa perception univoque, l’inscrivant dans une forme ultime d’amoralité. Son long récit de la vie dans ces lieux reculés durant quatre saisons plus une, celle « de la boue » qui demeure irrémédiablement dans le silence et se glisse entre l’hiver et le printemps, confirme l’aphorisme (ou l’art de vivre) de Thoreau : « Vivez chaque saison comme elle passe : respirez l’air, buvez la boisson, goûtez le fruit et résignez-vous à l’influence de chaque chose. » 

1. Bass a beaucoup écrit sur ce lieu – on pensera au Livre de Yaak (Gallmeister, 2007). Pour ce qui concerne son approche de l’écologie et les thèmes les plus évidents de son travail, nous renvoyons à la lecture de Oil Notes (10/18) et de La Vie des pierres (Christian Bourgois, cf. QL n° 987). Il paraît plus intéressant d’approfondir ici d’autres aspects que ce Journal met en jeu.
2. Nous pensons à Paysages avec figure absente, Cahier de verdure et À la lumière d’hiver (Gallimard, coll. « Poésie »).
3. Nous renvoyons au Traité du rebelle ou le recours aux forêts d’Ernst Jünger (Christian Bourgois) et à la proposition de traduction d’Henri Plard et aux textes essentiels de Thoreau, Walden (Gallimard, coll. « L’Imaginaire »), son Journal (Les Presses d’Aujourd’hui) ou ses Aphorismes (Mille et une nuits). Notons que Bass lui emprunte souvent des formes discursives d’adresses et le commente abondamment.

Hugo Pradelle