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Le livre sous le regard des peintres

Article publié dans le n°1143 (14 janv. 2016) de Quinzaines

En Occident le destin de la peinture a été longtemps solidaire de celui du livre. Le livre par excellence, la Bible (du grec « biblos ») fut pendant des siècles la source privilégiée des peintres. À partir de la Renaissance, les autres livres, profanes, vinrent compléter et enrichir encore leur inspiration, fondant la grande tradition de la « peinture d’histoire », qui fut placée par l’Académie au sommet de la hiérarchie des genres.
Robert Bared
Le livre dans la peinture
En Occident le destin de la peinture a été longtemps solidaire de celui du livre. Le livre par excellence, la Bible (du grec « biblos ») fut pendant des siècles la source privilégiée des peintres. À partir de la Renaissance, les autres livres, profanes, vinrent compléter et enrichir encore leur inspiration, fondant la grande tradition de la « peinture d’histoire », qui fut placée par l’Académie au sommet de la hiérarchie des genres.

Cette étude joint les qualités d’un ouvrage d’érudition qui rassemble une information aussi précise que diversifiée à celles d’un essai personnel marqué par un regard sur les œuvres qui sait être singulier. Le livre reste, aujourd’hui encore et malgré la concurrence accrue du numérique, à ce point mêlé à nos façons d’être et à nos pratiques quotidiennes qu’il est devenu presque transparent, et invisible. Le présent ouvrage a le mérite, via la peinture, de le rendre pleinement visible, d’en faire un objet à redécouvrir dans sa matérialité comme dans les différents usages auxquels il se prête. On découvre ainsi les rituels dont le livre a pu s’accompagner : par exemple, l’offrande qui était faite au commanditaire, et qu’illustre ici une belle enluminure représentant « Christine de Pisan présentant son livre à la reine Isabelle de Bavière ». L’histoire du livre représenté nous rappelle aussi à quel  point l’invention du « codex » a révolutionné la pratique de la lecture, avec un « morcellement du livre en une multiplicité de pages » lesquelles, devant être feuilletées successivement, deviennent une métaphore du passage du temps.

C’est donc la vie et l’histoire du livre que cet ouvrage éclaire, sous toutes ses facettes, à travers son traitement pictural. L’occasion nous est ainsi offerte d’apprécier des œuvres parfois aussi méconnues que singulières, comme un étonnant Homère dictant ses poèmes de Pier Francesco Mola, où la hardiesse vigoureuse de la touche tente de répondre à la puissance du génie épique. Dans un registre totalement opposé, Carl Spitzweg a mis en scène Le Pauvre Poète avec un humour rare dans la peinture occidentale : étendu sur un matelas, protégé dans sa soupente par un parapluie ouvert au-dessus de lui, entouré d’ouvrages répandus sur le sol, et la plume fichée dans la bouche, le pauvre hère compte sur ses doigts le nombre de pieds de ses vers… Tout autre est la mise en scène de Dürer dans Le Christ parmi les docteurs ;  la candeur presque enfantine du fils de Dieu y contraste avec des visages proches de la caricature, des doigts convulsés par la fièvre qui prend ces docteurs de la Loi : terrible allégorie de la sophistique livresque opposée à la grâce d’une révélation. Dans le même registre religieux, on doit à cet ouvrage la découverte d’une œuvre remarquable (malheureusement reproduite en petit format) : une Madeleine pénitente de William Etty, où un livre gigantesque fait la liaison entre une sculpture de Christ en croix et une Madeleine à moitié dénudée, offrant au regard l’érotisme d’un corps alangui et rendu désirable par la qualité du traitement pictural : tableau à double lecture, profondément équivoque, et d’une audace rare pour un tel sujet. 

La représentation picturale des livres appelle naturellement le commentaire, puisque l’objet de la peinture a alors partie liée avec le travail de la pensée. Si le livre représenté est un volume coloré placé dans l’espace du tableau, il fait appel chez le spectateur à tout un imaginaire du texte, de la réflexion et de la connaissance. Robert Bared propose ainsi de temps à autre des analyses très pénétrantes : pour la gestuelle des personnages dans L’École d’Athènes de Raphaël ; pour La Reproduction interdite de Magritte, où l’auteur fait judicieusement le rapprochement entre le titre du roman d’Edgar Poe placé dans le bas du tableau et la duplication du personnage qui, au lieu de se refléter dans le miroir, se redouble sous le même angle de vue par rapport au peintre. On est surtout séduit par le commentaire du Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, articulé par l’analogie visuelle suggérée entre une page levée de livre et le fléau de la balance : « page quasi verticale, à peine fléchie par le mouvement, délicatement retenue par les doigts qui arrêtent la prière. La pesée de l’or ferait-elle songer l’épouse, dans un prolongement de son activité pieuse, à la balance des âmes, au Jugement divin ? ».

Toute l’iconographie du livre montre à quel point il est un microcosme, miroir et condensé de tous les aspects de la vie humaine, du divertissement à l’interrogation métaphysique, en passant par la quête du moi, la méditation, la solitude ou la sociabilité. Comme le confirme la conclusion, qui s’achève par deux citations de Montaigne et de Proust, cet ouvrage est d’abord un livre sur le livre, son utilité, ses usages, sa légitimité. La peinture en offre l’image, évidente ou  diffractée, et parfois seulement allusive. Mais le propos s’émancipe bien des fois de ce rapport à la peinture pour considérer le livre en lui-même : ainsi dans tout le développement, sans éclairage iconographique, sur Madame Bovary. Les références alléguées sont d’ailleurs celles de spécialistes de la littérature, ou d’écrivains (comme Pascal Quignard, préfacier et plusieurs fois cité), mais pas de spécialistes, de critiques ou de théoriciens de l’art, ni même de peintres (par exemple, Delacroix dans son journal, ou Poussin qui, dans sa correspondance avec son commanditaire Chantelou, évoque à plusieurs reprises sa recherche de sujets à peindre par la lecture de la Bible). 

Dans la représentation de ses usages, les tableaux montrent pourtant  bien à quel point le livre est  transformé en objet pictural par les artistes. Du dicible au visible, le peintre peut opérer une transposition directe ou allusive, une transformation  ou une dénaturation : il s’approprie cet objet dans une logique qui lui appartient. Poussin met en scène la dignité du livre en disposant trois ouvrages aux pieds des personnages de L’ Inspiration du poète : hommage d’un peintre au socle idéologique qui donne sa dignité à son art ; mais trente ans plus tard, dans Le Syndic des drapiers, Rembrandt (pourtant très proche à Amsterdam des représentants de la « religion du Livre ») place au premier plan un gros livre de comptes, dont la tranche accroche la lumière et capte le regard du spectateur : le Livre est devenu le livre, objet pictural, occasion de peinture, volume dense et énigmatique offert à la rêverie virtuose du peintre. L’usage du livre est alors celui de l’artiste plus que celui du lecteur. Mais tel n’était pas le propos de Robert Bared : il a puisé dans la peinture ce qu’affirme la dernière phrase : « La lecture est faite de l’étoffe de la vie. » Nous le pressentions, mais il est heureux qu’un « beau livre » parfaitement documenté vienne nous le rappeler avec conviction.

Daniel Bergez

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