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Se débarasser des juifs !

Ce livre est un véritable chef-d’œuvre de tartufferie et de cautèle : de quoi ravir les heideggerolâtres de Paris.
Peter Trawny
Heidegger et l'antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs »
(Seuil)
Ce livre est un véritable chef-d’œuvre de tartufferie et de cautèle : de quoi ravir les heideggerolâtres de Paris.

Tout d’abord, on nous fait savoir que l’antisémitisme de Heidegger n’en est pas un à strictement parler : il est seulement d’ordre « historial ». Il n’a rien de commun, à ce qu’il faut comprendre, avec le racisme biologique hitlérien, si ce n’est que les effets en sont les mêmes. Les juifs ne font pas partie du « paysage de l’histoire de l’être », ils ne sont nulle part, ne font partie de rien, n’« existent » pas même et sont pourtant à l’origine de la « technique », grâce à leur esprit de calcul. Les très nombreux mathématiciens de la Grèce antique n’étaient pas juifs. Croire de plus que la fameuse « technique » est issue du « calcul », c’est d’une naïveté navrante, qui enchante pourtant les philosophes parisiens.

Les juifs sont à l’origine de la dévastation (métaphysique) du monde qui a oublié « l’estre » (seule orthographe désormais autorisée). Le monde juif, Judentum, a, depuis la disparition de la Grèce antique, entravé à jamais ce qu’avait inauguré le Commencement grec. Ce sont les juifs qui ont détourné l’Occident de son essentiel, qui se trouve « sur les rives du silence et du calme ». Le « secours » (Rettung) vient de la seule Allemagne, telle qu’elle est incarnée par un vrai national-socialisme qui serait allé jusqu’au bout et aurait enfin terminé l’Extermination (hélas prise de court).

Mais si le « paganisme » grec était, en effet, à l’Origine et exprimait la Pensée, le paganisme du « penseur » fribourgeois était plutôt régressif et usé jusqu’à la corde.

Que les « juifs » aient avarié et détourné l’Inaugural grec, c’est leur faire un honneur qu’ils ne méritent probablement pas, c’est même singulièrement réduire et affaiblir l’idée de « l’oubli de l’ê(s)tre ». Peter Trawny fait l’innocent, tout comme Heidegger lui-même, l’antisémitisme de celui-ci n’a rien de commun avec l’antisémitisme hitlérien : « L’antisémitisme intégré à l’histoire de l’être ne pouvait être réconcilié avec les représentations antisémites existantes, justifiées quant à elles par une théorie de la race que Heidegger rejetait sans pour autant rejeter le concept de race en général. »

Hitler s’est simplement trompé d’antisémitisme, mais sur le fond leur accord est complet : pour l’un comme pour l’autre, il faut s’ « en » débarrasser, quels que soient les moyens, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ainsi, Peter Trawny est tellement assidu à la tâche qu’il en oublie de mentionner que les Protocoles des Sages de Sion sont un faux fabriqué par la police tsariste en 1903. Quel que soit leur degré d’intégration, même de fusion, au sein de la société allemande, les juifs sont pour Heidegger totalement étrangers à l’Allemagne, vieille lune sempiternellement ressassée depuis Luther en Allemagne et dont la formulation reste toujours aussi infantile. Ce qui est étonnant, c’est de voir ce « grand penseur » tomber dans les clichés les plus éculés et les plus anciens. Il n’écrit rien, si ce n’est en un allemand médiocre et chantourné, qui n’ait été répété mille fois tout au long de l’histoire allemande, toujours dans les mêmes termes.

C’est pourquoi il s’agit pour Trawny de nous détourner de l’essentiel, à savoir de l’assentiment à l’extermination physique, car cela seul est en cause.

Nos charmants traducteurs, d’ailleurs, jouent le jeu en toute obéissance et traduisent « fremd » par « étrange » et « Judentum » par juiverie ; dans les deux cas, l’’ambiguïté est voulue. Il s’agit de suggérer que tout ce qui est étranger est étrange, donc incertain et insaisissable, juif en somme ; or transformer « étranger » en « étrange » (« fremd ») est soit une ignorance de l’allemand soit un choix délibéré répondant à la dévalorisation heideggérienne.

Ce qui est au premier abord fermé et difficilement saisissable n’est pas forcément étrange : ceci impliquerait qu’il le reste. Et si « juiverie » est carrément péjoratif et volontairement injurieux, il n’en est curieusement pas ainsi de « Judentum », comme nous l’expliquent nos traducteurs dans une bien compétente préface. C’est bien là le paradoxe, « Judentum », c’est à la fois le monde juif en général et la « juiverie », la « Judenschaft » comme aime à le dire Heidegger, fidèle ami d’Eugen Fischer, l’organisateur de l’euthanasie des enfants indésirables, euthanasie destinée, en accord avec cette « pensée » de l’authentique (Eigentlichkeit), à la réalisation d’une vraie Allemagne. Il aurait suffi, comme on le pratique si volontiers en heideggerie, de créer un mot simple comme « judité » ou « juivité ». L’essentiel est le travail de dissimulation, de certain « détail » pour mieux laisser planer le doute.

À tout instant, par un côté « distingué » et savant, un ton entendu, on essaie par ce livre, sans en avoir l’air, de faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Extermination ? Mais de quoi parlez-vous donc ? « Ici se dessine le problème propre à un antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être. » C’est de phrases aussi stupides que tout le livre est fait. Comment l’« estre » (dont les juifs ont bouché l’accès) pourrait-il avoir une histoire qui ne saurait être que celle des seuls étants ?

L’ « estre » est bien d’essence antisémite, et Adolphe avait bien raison car, si Paris vaut bien une messe, la « Pensée » vaut bien un génocide.

Georges-Arthur Goldschmidt

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