A lire aussi

Un village en Israël

Tel Ilan est un village comme beaucoup d’autres, en Israël. Et sans doute ailleurs. On aurait vite fait de dire un microcosme, d’autant que ce village est le cadre de Scènes de vie villageoise, dernier recueil de nouvelles d’Amos Oz : le temps et l’espace sont rarement confinés chez l’auteur israélien d’Une histoire d’amour et de ténèbres.
Amos Oz
Scènes de vie villageoise
Tel Ilan est un village comme beaucoup d’autres, en Israël. Et sans doute ailleurs. On aurait vite fait de dire un microcosme, d’autant que ce village est le cadre de Scènes de vie villageoise, dernier recueil de nouvelles d’Amos Oz : le temps et l’espace sont rarement confinés chez l’auteur israélien d’Une histoire d’amour et de ténèbres.

Oublions pour l’instant le microcosme et l’ailleurs pour s’attacher à ce qui fait la singularité de ce village, des êtres qui y habitent. Chaque nouvelle, au titre parfois énigmatique, sert de cadre à une histoire. Dans Les héritiers, Arieh Zelnik reçoit une curieuse visite : une sorte d’avocat lui propose de liquider un héritage, celui de la vieille mère d’Arieh avec qui celui-ci vit depuis que sa femme est partie aux États-Unis. Les proches raconte une attente, qui préoccupe Gili Steiner, une femme médecin généraliste. Son neveu Gideon Gat doit venir dormir chez elle. Il n’arrive pas. Creuser met en scène un vieil homme irascible, misanthrope, autrefois député d’un petit parti de gauche, qui se heurte à sa fille Rachel, et supporte mal la présence sous le toit familial d’Adel, un jeune étudiant arabe travaillant à un récit comparant les deux mondes, israélien et arabe. Mais c’est surtout le bruit qu’il croit entendre dans le sous-sol qu’il ne supporte pas et qui fait la trame obsessionnelle de cette nouvelle. Yossi Sasson, l’agent immobilier qui dit « je » dans Perdre aimerait bien acheter la maison décatie dans laquelle vivait Eldad Rubin, un célèbre romancier. C’est compter sans Yardena, la fille du défunt romancier. Dans Attendre, Beni Avni, maire de Tel Ilan cherche Nava, sa femme, qu’on a vue assise dans un parc, et qui a entretemps disparu. Étrangers conte l’histoire d’amour qui lie le jeune Kobi Ezra à Ada Devash, factrice et bibliothécaire plus âgée que lui. Enfin, dans Chanter, on retrouve ces personnages et d’autres, réunis chez Dahlia et Abraham Levine : la chorale qui se réunit chaque mois permet de renouer avec le passé au travers des chansons, mais aussi de refaire le monde autour d’un verre de vin rituellement servi avec du fromage vers minuit. Le recueil d’Amos Oz se termine par une nouvelle à la fois mystérieuse et éclairante sur les lieux, les êtres, le temps.

Ce sont en effet là les clés de ce livre qu’on peut également considérer comme un roman fragmentaire, dans lequel l’auteur aurait effectué des coupes pour ne conserver – c’est la loi du genre – que ce qui fait la densité et le caractère elliptique de la nouvelle. Les échos sont nombreux, les thèmes reviennent. Notamment l’attente, l’inquiétude, la peur de perdre. Des personnages reviennent, passants descendant d’un bus ou voisins. Ils donnent de la densité à l’univers, donnent l’illusion d’un relief.

Les scènes dont il est question dans le titre sont à la fois des moments arrêtés ou moments de crise, et des tableaux. Le tableau donne à voir les divers plans d’une image, montre ce qui est caché, et les retours en arrière, les passages explicatifs remplissent cette fonction. C’est dans cette dimension aussi que s’exerce l’ironie du narrateur. Ainsi à propos d’Eldad Rubin, « auteur de gros volumes sur la Shoah, dont il n’avait pas souffert, ayant vécu toute sa vie au village, à l’exception d’un voyage d’études à Paris dans les années cinquante ». Ce mot de scène est à prendre à la lettre, renvoyant au théâtre : les caprices et les ratiocinations perpétuelles de l’ex-député Kedem, la façon dont il harcèle sa fille Rachel ont quelque chose de pénible et de grotesque ; on entend l’homme autant qu’on le voit, dans la prose d’Amos Oz. On pourrait multiplier les exemples montrant ce qu’un dramaturge ferait de ces scènes de vie villageoise au théâtre. Amos Oz est un lecteur et spectateur de Tchekhov ; on sent ce qu’il doit à son ancêtre russe. La dimension théâtrale n’est pas seule qui justifie cette remarque. Les personnages que nous suivons de nouvelle en nouvelle sont à la fois banals et pathétiques. Ils sont ancrés dans cet espace ordinaire, étouffant et humide en été, humide et froid en hiver, ils ont de petits rêves, des ressentiments ou sentiments sans grand relief, et ce qu’ils vivent nous touche, nous émeut ou nous surprend. Ainsi de la quête amoureuse de Kobi Ezra. L’adolescent détonne, ne ressemble en rien ou presque à ses contemporains, s’abîme dans ses lectures, et notamment celle de Virginia Woolf, dans l’espoir d’attirer l’attention, voire plus, de celle qu’il aime. La solitude de Nava, épouse de Beni Avni est également la nôtre. Sa « cordialité de façade » face à son mari, masque mal d’anciennes blessures. Aucune surface ne saurait masquer la profondeur ou la dimension secrète, souterraine, de ce qui se joue dans chacune des existences.

Si Oz est lecteur de Tchekhov, il l’est aussi de Kafka. Les fins ouvertes, les chutes qui laissent interdit sont fréquentes dans ce recueil, et peut-être est-ce ce que l’on retiendra d’abord du livre. Amos Oz écrivain n’est jamais meilleur que dans l’ambiguïté, le malaise, le silence. On en sait peu sur Adel, sinon qu’il dérange par sa présence et son projet dans le village. On saisit mal les motivations de Wolf Maftzir, l’avocat qui vient réclamer sa part d’héritage à Arieh Zelnick et l’épisode final, loin de nous éclairer, nous jette dans le doute total et la gêne. Enfin, l’affrontement entre la séduisante Yardena et l’agent immobilier Sasson s’achève de curieuse manière, entre désir inassouvi et terreur.

Les lieux ont un pouvoir. Pas tant Tel Ilan qu’on imaginerait bien vanté sur quelque site internet pour bobos voyageurs, avec ses boutiques à touristes, ses galeries d’art et ses chambres d’hôtes, mais les espaces dans lesquels se nouent les faits : une cave, un sous-sol, l’espace sous un lit… Il faut aller en profondeur, « creuser » pour reprendre le titre d’une nouvelle emblématique.

Tel Ilan et ses maisons centenaires disent à quel point le temps compte en Israël. Le sentiment de la fragilité, de l’éphémère y est toujours présent. On chante des mélodies des pionniers, on date les maisons, on parle de temps anciens et héroïques. Mais des chasseurs survolent le village, rappel du présent, d’un conflit qui peut reprendre d’un instant à l’autre. Caves et sous-sols deviendraient des refuges, permettraient d’attendre. Ce n’est que suggéré, mais Amos Oz est un trop grand écrivain pour tout dire, et surtout l’essentiel. 

Norbert Czarny

Vous aimerez aussi