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Beauté perdue

Article publié dans le n°1083 (01 mai 2013) de Quinzaines

Un recueil aux tonalités subtiles, qui fait s’entrecroiser désir et perte, fascination et pulsion, nostalgie et désir de vivre, les voix d’un temps perdu, les présences immuables de ceux que nous avons aimés.
Un recueil aux tonalités subtiles, qui fait s’entrecroiser désir et perte, fascination et pulsion, nostalgie et désir de vivre, les voix d’un temps perdu, les présences immuables de ceux que nous avons aimés.

La vie est une joie, la vie est une tristesse. Elle n’est que la continuation disproportionnée des mêmes maux et des mêmes égarements, des mêmes désirs qui se reprennent sans fin, se retrouvent et nous échappent, des mêmes voix qui s’amenuisent et se renforcent, des mêmes corps qui fascineront toujours. Une manière d’élan vers le sacré, les mots qui le disent, les êtres ou les objets qui l’incarnent. Tout n’y est que désir et mort, abandon et résistance, présence et effacement. Au cœur de ce livre bref, doux et sensuel se loge quelque chose de la beauté, de la sidération qu’elle provoque, de l’emportement qui saisit ses héros presque anodins qui, au bord de la perte ultime, de l’abandon de ce qu’ils chérissent, de ce qui les hante, affrontent la disparition des formes exactes de leurs désirs. Les Murmurantes doivent se lire ainsi à l’aune d’un « ressassant vers de Poe » qui semble en régir le mouvement intérieur :

« Je n’ai pu aimer que là où la Mort Mêlait son souffle à celui de la beauté ».

La beauté n’existe ainsi que dans sa perte, le risque de son évanouissement, le trouble qui envahit les êtres lorsqu’ils essaient d’en retrouver les traces, qu’ils se confrontent à la brutalité de la disparition. La place est ainsi rendue au passé, aux rêves inaccessibles, aux imaginations furtives. Les personnages d’Emmanuel en ressassent les souvenirs exquis et attristants, en célèbrent les échos, s’y accrochent en même temps qu’ils s’en libèrent. Tout ressortit ici à l’emprise d’un passé qui resurgit, à la mort qui emporte les beautés inoubliables et fait brusquement reparaître le souvenir de ce que les êtres perdent inéluctablement. Corps aimés, fragilités bouleversantes, relations compliquées, temps suspendu. Les Murmurantes, succession de discours intérieurs libres et silencieux, chuchotent l’effritement des anciennes passions demeurées vivaces, réfléchissent les objets du désir, le flottement à la fois doux et angoissant de la mémoire et les paroles enfuies.

François Emmanuel parvient, avec une grâce et une douceur étonnantes, à dire une mémoire amoureuse, les deuils impossibles, le retour permanent des mêmes corps dans le champ du présent, les existences troublées. Il affirme la désunion des êtres, leur tristesse infinie, leurs bouleversements intérieurs. Chacune de ses nouvelles redit le même basculement, l’emportement physique d’hommes dont la vie tourne et qui se rattachent aux bribes de leur joie perdue. Ainsi, un homme, alerté par la lettre d’une femme qu’il a, des années plus tôt, aimée quelques jours, en Inde, à Anjuna, entreprend un « voyage hanté par le premier » pour la retrouver en même temps qu’il regagne quelque chose sur lui-même, se réenchante tristement de la perfection de ce qui n’est plus. Un autre revient à Cagliari, convoqué par l’époux d’une maîtresse brusquement disparue, et un étrange dialogue, traversé par l’image d’une « dormition de la Vierge » de la Renaissance qui lui ressemble, se noue entre eux, « comme si nous appartenions lui et moi à ce monde hors du monde, ce cercle de chuchotements et de sidération, tous deux penchés au-dessus du corps de L ». Un troisième, secrétaire d’un écrivain célèbre qui vient de mourir, se confronte à son corps, à sa mémoire, aux écritures ambiguës, à son œuvre disputée, fouillant obstinément « un vide, une dévastation noire, comme si quelque chose n’était plus là qui me tenait depuis des siècles, et je passais ma main incrédule dans cette part désormais creuse, brûlée, de mon propre corps ».

Chacun d’eux s’égare, poussé au bord de soi, et se retrouve, s’oubliant un instant dans le labyrinthe de sa mémoire sensible pour mieux se ressaisir de ce qui vaut la peine et préside à la vie intérieure. Chacun fait le deuil d’un passé, d’une joie, d’un corps. Tous déambulent dans leurs ruines intimes, traversés par les échos du passé et éblouis par leur propre sidération devant la beauté évanouie. François Emmanuel s’essaie à énoncer ce trouble qui demeure, à en affirmer l’éblouissante permanence. Tout revient à dire une perfection, la mémoire des corps, la vitalité des désirs, les incarnations de la beauté. Le recueil entretisse les épreuves de personnages qui s’abîment en eux-mêmes et la rémanence singulière des formes du beau, leurs signes en quelque sorte. Ce sont ces traces qu’il leur faut retrouver au-dedans d’eux-mêmes, ne pas oublier ; se baigner dans la mer du souvenir. Dans une grande douceur triste, ils affrontent leur sensualité perdue, une agonie qui ne finit pas vraiment. Dans les déplacements que le livre annonce, ils se séparent du monde pour retrouver une part singulière, intime, bouleversante d’eux-mêmes, par-delà le temps. C’est bien ce que l’un d’eux confie lorsqu’il murmure « que tout s’arrêterait là-bas, mon temps et le sien, l’un et l’autre dans ce temps éloigné de tout temps, hors de toute atteinte du monde ».

Césure du temps, perte ineffable, trouble insupportable. François Emmanuel, en nous empêtrant dans les rets d’une parole habitée et baroque, en nous emportant dans le rythme souple et suave d’une langue qui ressaisit les parts silencieuses du discours que ces hommes se tiennent à eux-mêmes, se saisit délicatement, par une succession d’échos qui se répondent, des vides qui apparaissent dans les vies amoureuses, d’une mémoire qui, enfin, se débarrasse de la nostalgie, offrant des manières de tombeaux de mots aux beautés sublimes. Les Murmurantes affirment l’abandon de l’amour, la joie lucide de vivre. Les formes du monde et du passé s’y rencontrent et trouvent une harmonie, la grandeur du désir s’y échoue avec une tranquillité troublante. Tout se reprend, se redit, se traverse. Ainsi sonne l’œuvre de l’écrivain disparu autour de qui de grands oiseaux s’amassent : « les figures de la mémoire le disputaient aux personnages du rêve, et (…) toute sa vie refluait en fragments, en boucles aléatoires, ponctuées à intervalles par des appels de femmes, des chuchotements, des cris, d’indistinctes clameurs, le nappé litanique des murmurantes qui l’attiraient toujours ailleurs ». Cet ailleurs qui hante les pages d’un livre qui redit, avec une douceur alarmée, le désir de vivre, l’accueil de la beauté, sa dimension sacrée et complexe, la joie sincère de la passion, les fatigues de l’épreuve, la fuite du temps, ce qui est perdu, que l’on accepte de perdre.

Hugo Pradelle

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