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Entre le souvenir et le désir

Article publié dans le n°1009 (16 févr. 2010) de Quinzaines

Un récit surprenant et très habilement construit autour de discours à partir d’une temporalité défaite. Émouvant comme seuls les souvenirs de jeunesse peuvent l’être.
Dominique Fabre
J'aimerais revoir Callaghan
(Fayard)
Un récit surprenant et très habilement construit autour de discours à partir d’une temporalité défaite. Émouvant comme seuls les souvenirs de jeunesse peuvent l’être.

Le dernier roman de Dominique Fabre n’est pas ce qu’il semble, il s’élabore comme au détour de ce qu’il paraît, le récit naïf d’un épisode adolescent qui hante la vie du narrateur, professeur déprimé qui s’y raccroche désespérément. C’est un récit qui entreprend les rapports compliqués d’un homme qui n’a pas cessé d’être un enfant, avec lui-même, ses souvenirs, ses doutes et le milieu auquel il se confronte, comme égaré. Le livre s’attache aux bribes de ses remémorations, à une conscience perdue, façonnée par les contradictions d’une vie insatisfaite, s’accoude à une étrange obsession, celle du narrateur pour Jimmy Callaghan. « Il y a beaucoup d’années dans une seule vie. Il y a si peu d’années qui comptent au bout des choses de cette vie. Callaghan faisait partie d’elles. »

Compagnon de ses années d’internat en banlieue parisienne, ce garçon à demi anglais, impertinent et nonchalant, le fascine au point de le confondre à un silence fraternel et indicible. Lorsque ce dernier doit quitter le lycée, il laisse un vide étrangement vivace dans la vie du narrateur, personnage plus indécis qui restera obsédé par l’absence de son étrange camarade. Ils se retrouveront parce que Jimmy a le don de ressurgir dans sa vie, parce qu’il leur faut terminer quelque chose. Une vingtaine d’années plus tard, ils se rencontrent par hasard : Callaghan, après un long séjour en Australie se retrouve à la rue avec une énorme valise qui contient les restes d’une vie d’errances. Ils se reconnaissent, parlent du passé, vivent quelques jours ensemble chez la femme dont le narrateur se sépare douloureusement. Avant de disparaître à nouveau, il lui confie sa valise et lui promet de revenir. Le temps passe, le narrateur veut construire un autre bout de vie, et c’est ainsi qu’il cherchera à la lui rendre, pour en finir, passer à autre chose, pour oublier. Le livre se nourrit de ces va-et-vient, de la circulation qu’ordonne le monologue du narrateur entre ces épisodes d’un passé qui ne finit pas et d’un avenir qui peine à se dessiner.

L’écriture de Fabre se nourrit d’une dynamique entre le souvenir et le désir qui l’engendre, la mémoire et son inscription, entre la continuité et la discontinuité. Le récit consiste en l’analyse de l’importance d’un absent perpétuel dans la vie du narrateur, comme si la fiction organisée à partir de ce qui s’est passé, décentrée, entretenait une manière d’inquiétude chronique. « Il allait falloir que je m’habitue à une voix absente, que je n’oublierais jamais, et à un corps absent. » Une tension s’installe entre la manifestation du souvenir et son expression, établie par un remarquable enchâssement de la parole du narrateur comme en retrait de lui-même dans le temps qu’il exprime. Le récit s’institue en un repli sur son passé pour faire advenir un présent tout à fait improbable, inévident, et l’éprouve pour mieux se convaincre de sa réalité. Le passé se fait presque fable, il n’est plus le récit de faits dorénavant achevés, mais s’exhibe en présent inaltérable. Le narrateur organise le saisissement de son être profond par ses rebours, par l’étrange contamination d’une temporalité par une autre, par la confrontation subtile entre les champs temporels d’un discours de soi qui se défait en se synthétisant, paradoxalement en suspens, inachevé. Fabre en entreprend la reconstitution comme l’aventure d’une vie, comme la forme même de l’existence. Ainsi, revoir Callaghan sans le retrouver, le saisir en le laissant échapper, établit un autre temps, incertain, hypothétique.

La répétition maintient alors un sens – par incohérence et discontinuité – et organise la vie, à la manière d’une duplication perpétuelle. Le livre prolonge une solidarité défaite puis réassemblée, redisposée dans le temps, à la fois prospective et rétroactive. C’est un précis du cours du temps que la parole perturbe. Le livre établit la défaite du temps, en une manière d’annulation, de déplacement infini. Il l’entreprend pour le réduire à sa portion congrue tout en l’imposant partout, comme si l’enjeu résidait dans la disparition de cette question. Fabre souligne l’immédiateté de la vie et de la parole, s’abîmant dans la circulation ininterrompue entre les temps du discours. Ce n’est pas un texte du souvenir, mais un récit de l’immuable présence. J’aimerais revoir Callaghan s’apparente à un espace consacré à l’anti-nostalgie, à l’abandon des regrets, à la redisposition de soi-même. « Nous nous étions toujours connus en fait. Ça s’est remis en marche tout seul dans ma tête, les souvenirs. Pourtant, aujourd’hui, les avoir visités ne me fait plus rien, et n’attire de ma part aucune émotion ni apitoiement sur ce que nous sommes devenus. »

L’oubli consiste sans doute aussi en cela, tout comme les départs. La séparation sans fin rejouée semble lier le texte à une forme de regret sans tristesse, désincarné. Forme paradoxale d’une douleur permanente et d’un désir longtemps reporté. Le narrateur s’oublie en retrouvant son passé, il s’y attache pour s’en défaire, le comprenant pour rétablir une chronologie impossible, il circule entre ce qu’il est et ce qu’il a été, tentant d’établir un possible pour une existence mobile. Il affronte le dérèglement de sa propre chronologie et l’imbroglio de ses sentiments. Le récit se construit sur des sortes de bilans repris, presque toujours à l’identique, comme si la vie ne changeait pas mais consistait en une longue variation. Il y a une musicalité dans l’écriture de Fabre qui oscille toujours entre le cliché de langue et le déportement qu’il lui fait subir, quelque chose de répétitif, de poignant parce que redit. Chaque partie du livre consiste en une rupture, en un changement dont le narrateur semble se faire le contrepoint, comme dissonant, reprenant un thème obsédant sur des octaves différentes. Le livre compose une sorte de fréquence continue qui se dédouble, se rejoue. Il n’a pas d’autre fin que de peut-être se trouver. Et, comme avec Jimmy et le narrateur, ne pourrions-nous pas nous confier, comme au détour de notre propre voix, connivents : « Si ça veut dire quelque chose pour toi » ? Et toutes les voix de l’enfance et de la jeunesse trop vite vécues, celles qui parfois se perdent et que nous nous échinons à retrouver sans cesse, répondent oui, pour moi aussi, ça veut dire quelque chose. 

Hugo Pradelle

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