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Est-il fou ?

En dépit de nombreuses recherches médicales et psychanalytiques, la folie reste une énigme. Naît-on fou ? Sinon, comment passe-t-on de la normalité à la démence ? Quand peut-on dire avec certitude qu’un sujet a perdu la raison ? La mécanique sociale a-t-elle une part de responsabilité dans ce genre de dérive ? Autant de questions qui sous-tendent le roman de Cesare De Marchi.
Cesare De Marchi
La vocation
En dépit de nombreuses recherches médicales et psychanalytiques, la folie reste une énigme. Naît-on fou ? Sinon, comment passe-t-on de la normalité à la démence ? Quand peut-on dire avec certitude qu’un sujet a perdu la raison ? La mécanique sociale a-t-elle une part de responsabilité dans ce genre de dérive ? Autant de questions qui sous-tendent le roman de Cesare De Marchi.

Car il s’agit bien d’un roman, et non d’un traité de psychiatrie. Tout se passe de nos jours, à Milan, et met en scène des personnages apparemment ordinaires, pris, comme tout le monde, dans la banalité du quotidien. Luigi, intensément présent à toutes les pages, est un « fils de famille ». Son père était médecin, mais après son décès prématuré sa mère, « trop belle pour être constante », refait sa vie, en lui signifiant qu’il ne doit pas compter sur elle. Obligé de travailler il interrompt ses études universitaires et après avoir été successivement gardien de parking, facteur et employé de librairie, il est engagé dans un fast-food où il passe huit heures par nuit à plonger des pommes de terre dans l’huile bouillante. Ce travail initialement supportable devient un véritable supplice. Sur le visage du jeune homme les projections de graisse se mêlent à la sueur et aucune douche ne peut le délivrer de l’odeur de friture. 

S’il supporte cette tâche humiliante, c’est parce qu’elle lui permet de se livrer pendant la journée à sa passion : celle de l’histoire qu’il ne se contente pas de lire : il prend des notes, les structure, mais sans but précis. Son intérêt se porte d’abord sur Attila, puis sur les conseils d’un professeur assez intelligent pour l’apprécier, bien qu’il soit désormais en dehors de tout circuit universitaire, sur Charles XII de Suède. Ses recherches semblent alors trouver une raison d’être, c’est-à-dire déboucher sur des articles ou sur un essai. En outre, cette protection inattendue lui laisse entrevoir la possibilité de fuir enfin « l’antre de friture ». On verra comment cet espoir s’effondre et commence à miner sourdement l’équilibre de Luigi. 

La seule chose que lui ait apporté le fast-food, où il est du reste mal payé, c’est l’amour de la gentille Antonella, serveuse dans cet établissement. Elle est mère d’une enfant sans père, et se forme peu à peu un semblant de famille qui serait presque heureuse si elle ne donnait pas à Luigi l’impression de lui accorder un temps qu’il pourrait consacrer à ses recherches, et si Antonella acceptait les heures consacrées à ces recherches. L’enfant grandit, aime Lugi et Luigi l’aime. Le troisième personnage important, Giuseppe, professeur de philosophie, malheureusement atteint d’une maladie dégénérative, est le seul avec qui Luigi peut partager ses idées. Les personnages sont donc peu nombreux, mais chacun d’entre eux est défini avec une extrême subtilité pyschologique, parfaitement rendue par les méandres du style.

Jusque-là, une histoire comme beaucoup d’autres. Mais brusquement, coup de théâtre, Luigi le jeune homme très sérieux, ne supportant plus « l’antre de friture » et désireux d’avoir de l’argent pour travailler enfin dans la sérénité, décide de se rendre à Gênes où il enlèvera un bébé pour obtenir une rançon. On se demande si le romancier ne fait pas une erreur psychologique tant ce revirement semble invraisemblable. Tout devient ambigu, le lecteur est désarçonné. À lui de découvrir comment Luigi mettra (ou ne mettra pas) en pratique son projet. Toujours est-il qu’une fois le méfait accompli (ou cru accompli) Luigi se livre à la police, puis est aussitôt interné dans un hôpital psychiatrique. La mort volontaire de Giuseppe achève de le déstabiliser, et même Antonella ne peut plus rien pour lui. Le plus grave étant peut-être qu’il remet en question la façon dont il a conduit sa vie : « dix-sept années de travail insensé et humiliant, et il n’avait travaillé que pour pouvoir travailler vraiment et devenir historien ; et dans ce seul but, non seulement il s’était abaissé à des travaux humiliants, mais il avait sacrifié son repos, ses amis, ses amours… ». Et il était allé encore plus loin en décidant d’enlever la petite Maria. Mais l’avait-il rêvé ou l’avait-il fait vraiment ? C’est sur la réponse à cette interrogation que repose son verdict personnel : est-il fou ou non ? 

Le roman, commencé sur un rythme relativement lent, s’emballe au fil des pages, s’intensifie, et se charge de questions essentielles, de constats désespérants : comment la vie écrase deux individus de valeur : Luigi et Giuseppe. L’un est pauvre, l’autre est malade ; tous deux refusent de se couler dans le moule de la normalité. Enfin, comment une passion respectable, celle de l’histoire en l’occurrence, peut être destructrice, et même conduire à la folie. Mais en fin de compte, qui d’entre nous est fou et qui ne l’est pas ? Pour Cesare De Marchi, la démence est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit… mais elle n’est pas toujours négative.

Un grand roman, exigeant, enrichissant, bien écrit et admirablement servi par la traduction de Marguerite Pozzoli.

Monique Baccelli

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