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Jean-Jacques Rousseau en toute fidélité

On connaît les très beaux travaux de Jean Starobinski sur Rousseau, comme par exemple La Transparence et l’Obstacle. Les essais réunis ici, sous le titre "Accuser et séduire", continuent cette investigation à la fois précise et déroulée selon un fil impeccablement tendu.
Jean Starobinski
Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau
On connaît les très beaux travaux de Jean Starobinski sur Rousseau, comme par exemple La Transparence et l’Obstacle. Les essais réunis ici, sous le titre "Accuser et séduire", continuent cette investigation à la fois précise et déroulée selon un fil impeccablement tendu.

Jean Starobinski rattrape Jean-Jacques Rousseau à chaque pas, surtout quand celui-ci semble s’éloigner de son propos, qui est l’expérience de soi, et lorsqu’il fait mine de parler d’autre chose. Jean Starobinski montre, au moyen d’une langue à la fois précise et harmonieuse, comment Rousseau, qui le craignait tant ou feignait de le craindre, ne se perdait jamais, et allait toujours selon sa ligne directrice.

C’est par le Discours sur les sciences et les arts, après sa fameuse illumination sur la route de Vincennes, que tout commence, le centre est dès lors établi, à savoir la révélation de l’existence de soi ; or il est en route vers tout autre chose, vers ce qui fait barrage à la connaissance originelle quasi érotique de l’amour de soi.

Les sciences et les arts, en effet, satisfont l’amour propre et détournent du « soi » par sa « perte » dans le monde. Cette intuition première, qui est le fondement du premier Discours (le second étant le Discours sur les origines de l’inégalité), fait par contrecoup surgir ce que Rousseau voudrait porter au jour par l’harmonie de son style.

L’accusation contre le monde de la civilisation devient séduction, on ne peut cerner l’objet du désir, en somme, que négativement. Comme l’écrit Starobinski, pour l’auteur des Discours, « Le spectacle s’est assombri et plombé : on n’admire plus le soleil parcourant le ciel ; le regard tombe sur les sociétés contemporaines où les hommes paraissent pleins d’égards les uns pour les autres et s’entredéchirent du matin au soir ».

Non que Rousseau s’éloigne du monde qui l’entoure, il en fait, au contraire, l’inventaire négatif le plus exact qui soit pour mieux savoir où il en est, grâce à une sorte de ruse de la sincérité : il ne s’égare jamais qu’en apparence. Dès le début, il a l’intuition fondatrice, cette certitude sans contenu qui ne lui fait jamais perdre de vue son intention première. La diversité des thèmes abordés dans les deux Discours, dans l’œuvre « romanesque » (La Nouvelle Héloïse), politique (Le Contrat social) ou « pédagogique » (Émile) ne l’écarte jamais de son propos : c’est l’édifice social qui éloigne les hommes d’eux-mêmes. L’obligation sociale a « étouffé dans les hommes le sentiment de la liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés et qui a étendu des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés ». De même, la représentation picturale, le médaillon de Julie dans La Nouvelle Héloïse, est d’autant plus décevant qu’il ne capte pas « les instants de la vie ».

La vision négative des arts permet elle aussi à Rousseau de franchir l’écran qui dissimule le ressenti premier. Les textes « accusateurs », les Discours, délimitent par ricochet ce qui est au centre de soi, ce qui, du fait de la culture, reste inexprimé. Le monde est aliéné et il ne peut reconnaître son aliénation, les « sciences et les arts » en masquent la vérité. Le discours contraire, l’exposé de tout ce que la culture oppose à l’état de nature, permet de mieux faire voir tout ce qui sépare l’homme de l’innocence originelle. Ce discours de rejet, qui occupe une large place, est là pour mieux faire se profiler cette innocence qui n’est plus.

On admire l’éloquence de Rousseau, mais on se trompe sur sa nature, la sienne n’est pas un ornement, elle provient de l’intensité intérieure, de « l’effervescence ».

C’est dans les trois dialogues intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques que Rousseau pose avec une précision et une acuité extraordinaires toutes les objections possibles contre lui pour mieux pouvoir exposer ce qu’il en est de lui, « comme s’il avait à cœur de s’infliger à lui-même la pire blessure, afin de se donner la possibilité d’une jouissance liée au travail mental de justification ». Rousseau ne néglige aucun des arguments tournés contre lui, il les développe au contraire, car leur cohérence dans l’hostilité montre que c’est bien de lui qu’il s’agit, de Jean-Jacques, tel qu’il se manifeste en Rousseau.

Tout se tient, c’est par le langage impropre que Rousseau se justifie et les dialogues de ce point de vue établissent magnifiquement tous les détours du langage, tout ce qu’on peut lui faire dire. On voit comment ses accusateurs ont infléchi à leur profit un langage d’ores et déjà piégé par les puissants.

Pour Rousseau, la naissance de la parole doit plus au désir qu’au besoin. Le langage, comme il le montre dans son Essai sur l’origine des langues (1765), est d’ordre musical, c’est sa musique qui fait une langue, dont la mélodie intérieure au fur et à mesure de sa socialisation finit par disparaître à force d’adaptation aux exigences de la convention.

Ce n’est pas par hasard que Jean Starobinski rapproche Rousseau de Freud ; pour l’un comme pour l’autre, il s’agit d’identifier ce que dit vraiment le langage et de retrouver ce qu’il dissimule et recouvre, à savoir l’innocence, l’état d’Éden avant la faute, à ceci près qu’il n’y a pas de faute. L’un des apports les plus considérables de Jean-Jacques Rousseau, c’est d’avoir montré qu’il n’y a pas de péché originel, non qu’il fût le premier à le dire, loin de là, mais sa puissance de conviction, son éloquence, cette éloquence qu’il dénonce justement comme étant faussement séductrice, il la retourne à son avantage ; et sa force de démonstration, sa conviction sont si fortes qu’en effet après avoir lu ne fût-ce que les deux Discours il n’est plus possible d’admettre l’idée de faute originelle ni, à plus forte raison, le racisme que la pensée de Rousseau, fondamentalement « humaine », exclut d’emblée. Il est à noter que Rousseau fut aussi un des premiers écrivains français à s’élever contre l’antisémitisme, ne serait-ce que dans l’Émile.

Jean Starobinski, dans ces essais, a su une nouvelle fois, avec la force subtile et l’empathie motivée qui sont les siennes, montrer la fidélité de Rousseau à son innocence, à son « enfance », qui fait son inaltérable nouveauté (1).

  1. Signalons la parution presque simultanée du remarquable ouvrage d’Arnold Tripet, Jean-Jacques Rousseau : la tension et le rythme (Classiques Garnier), dont les conclusions sont semblables à travers des itinéraires tout à fait différents mais qui se rejoignent.
Georges-Arthur Goldschmidt

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