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La longue nuit du ghetto

Article publié dans le n°1058 (01 avril 2012) de Quinzaines

Écrits à près de cinquante ans de distance, deux romans qui font se déployer des stratégies narratives et esthétiques différentes pour rendre compte de la pérennité de la violence, de son extrémité absurde, de la survie traumatique, de la barbarie totale. Une plongée sidérante au cœur d’une nuit sans fin…
Écrits à près de cinquante ans de distance, deux romans qui font se déployer des stratégies narratives et esthétiques différentes pour rendre compte de la pérennité de la violence, de son extrémité absurde, de la survie traumatique, de la barbarie totale. Une plongée sidérante au cœur d’une nuit sans fin…

Lódz, 1940. Les nazis rassemblent les Juifs dans un ghetto en vue de leur extermination prochaine. « Plat comme un couvercle de marmite, le ghetto s’étire entre le gris d’un ciel d’orage et la terre, couleur béton. En l’absence de tout obstacle géographique, il pourrait s’étendre à l’infini », écrit Sem-Sandberg en nous y introduisant avec brutalité, comme pour en souligner l’hermétisme et la désolation, en dire la nature expansive en même temps que radicalement restreinte, immédiatement nous plonger dans « la vie à l’intérieur de la clôture ». Une existence réglée, empêchée, réduite, dont ils confient la direction à « une administration autonome juive » chargée d’en établir les règles internes et d’y maintenir un ordre artificiel.

La tâche en échoit à Chaim Rumkowski, personnage complexe, ancien placeur en assurances, qui, tout à coup, se voit propulser au rang de président du conseil juif qui organise le ghetto selon le modèle d’une cité ouvrière parfaitement efficace. Il tient là, entre ses mains, une manière de revanche sur sa vie, trouvant dans l’extrémité de la situation une compensation en quelque sorte de ses frustrations passées et un moyen d’assouvir ses appétits de puissance. Il s’apparente ainsi à la figure du père, manière de rempart salvateur, entremetteur politique et social avec les bourreaux nazis, en même temps qu’il semble devoir dévorer, par bouchées successives, les êtres dont il a la charge et que, tel un mauvais génie, il possède totalement. Tout au long d’un roman à la densité implacable, il apparaît sous les traits d’un grand possesseur qui ordonne une sorte de vie inférieure, réplicative, proprement insupportable. Il n’est qu’un démiurge de remplacement qui jouit de son pouvoir, le met en scène jusqu’au ridicule le plus effrayant tout en maintenant l’illusion d’une vie possible. C’est pourtant son appétit de domination, la manière dont il projette sa propre image et sa responsabilité, qui l’emporte et lui fait concevoir le microcosme monstrueux dont il a la charge comme une sorte d’ultime incarnation capitaliste, réifiant les ombres que sont devenus les hommes qui peuplent le ghetto, tout en se convainquant toujours de la nécessité de son rôle, n’interrogeant ses responsabilités et les conséquences de ses choix ou de ses acceptations qu’à l’aune d’un cataclysme dont il les protège.

Autour de cet être à la fois complaisant et autoritaire se joue une ambiguïté majeure dont Sem-Sandberg semble assez rapidement se débarrasser tout en y achoppant toujours, la reléguant en quelque sorte à une toile de fond sur laquelle se jouerait autre chose. Ainsi, la faute, entrevue comme primordiale, ordonne la vie même du ghetto et le dilemme d’une survie qui semble anormale. Jusqu’où doit-on aller pour survivre, comment intégrer l’inhumanité exterminatrice tout en s’obstinant à singer une vie normale ? Rumkovski accepte tout, sélectionne les plus faibles et les livre à l’administration allemande qui, implacablement, les déporte, les justifiant tout en sauvant une part des Juifs aux prises avec une exploitation industrielle qui ne semble pas connaître de limites. Il devient, presque malgré lui, ou parce qu’il est ce qu’il est, l’ersatz d’un bourreau, ou plutôt, une manière de créature insaisissable qui à la fois augure la disparition totale d’une population tout en l’inscrivant dans une temporalité sinistrement augmentée. Si Rumkovski se présente, comme aux autorités juives de Varsovie, sous les traits d’un mégalomane à la limite du délire, ou, comme l’écrit Vera dans son journal, comme « un monstre », il parvint néanmoins à empêcher la liquidation du ghetto dans les délais prévus par les nazis. Sem-Sandberg résume les choses ainsi : « Alors, héros ou traître ? Sauveur ou bourreau ? Il est possible qu’à long terme ce n’aurait aucune importance. Rumkovski était le ghetto. »

Car l’intérêt et l’objectif du roman s’éclaircit à l’aune de cette confusion de l’individu et du système, de la faute personnelle et du devenir collectif, pour dire quelque chose de la survie élémentaire. Au-delà de Rumkovski, le romancier s’attache à donner vie au peuple qui, déses­pérément, se démène au cœur d’un lieu coupé du monde sur lequel plane une menace perpétuelle et où tout manque. Il donne ainsi à voir toutes les strates qui composent le ghetto, élaborant son récit autour d’incarnations emblématiques qui prennent en charge toutes les facettes d’une existence impossible. Il nous fait suivre ainsi des familles entières, des enfants, des employés de l’administration, des ouvriers, des déportés, et les replace dans leur durée pour proposer une trame narrative d’une immense complexité, tant dans ses rebours propres que dans sa diversité presque nauséeuse. C’est dans ce dépassement de l’idéologie, de la morale ou de l’histoire, parce que Sem-Sandberg veut déborder l’interrogation existentielle pour donner à voir une réalité monstrueuse que tout déporte toujours, que nous peinons à affronter (jusque dans la lecture même), qu’il veut écrire un roman et ne pas demeurer dans l’ordre du document (1), que le livre bascule, comme déséquilibré à sa base.

Les Dépossédés obéit à un régime du paradoxe, faisant de sa constitution même en tant que roman, à partir de documents précis et inédits, la matière d’un questionnement profond (souvent involontaire semble-t-il) sur ses visées ou ses moyens. Sem-Sandberg a compulsé des documents exceptionnels – La Chronique du ghetto, organe de presse interne qui donne à voir un quotidien élémentaire – à partir desquels il élabore une trame romanesque éclatée qui nous plonge au plus près d’êtres confrontés à des conditions d’existence innommables et à une peur omniprésente. C’est là que le bât blesse en quelque sorte, dans la confrontation inégale entre le fait et la fiction, ce qui est décrit et la voix qui le porte, dans l’absence de l’émotion. Il est frappant qu’alors que ce qu’il raconte est insupportable, violent, injuste et monstrueux, nous lisions ce texte comme une longue recension de faits, suivant leur enchaînement avec un détachement qui confine au malaise. Il y manque une voix, sa profondeur, sa densité, ses échos, un trouble élémentaire. Peut-être cela fait-il partie du projet du romancier qui nous confronte à des questions complexes et nous plonge dans le détail de l’horreur et de la survie ? Peut-être interroge-t-il ces limites particulières, acceptant le déséquilibre pour mieux figurer l’étrange distance ou l’impossibilité du regard auxquels nous serions condamnés ? Les Dépossédés ne dit que cette distance, ce manque.

La survie, les instincts qui la portent, sa négativité, apparaissent comme l’une des grandes affaires d’Edgar Hilsenrath qui s’y confronte toujours, comme ébahi, avec un ricanement sinistre ou une candeur bouleversante, s’obstinant à exister et à écrire (2). Bronsky, le héros de Fuck America devenu, à force de hargne, écrivain, s’obstinait à dire quelque chose de la résistance, de l’énergie démentielle qui ordonne l’individu, de la manière dont la vie l’avait « fourbu » et de son grand projet d’un récit sur le ghetto, son « livre contre la violence et la barbarie ». Ce grand livre (3), le voici, portant le titre le plus ramassé et le plus terrible qui soit : Nuit.

La nuit qui enveloppe les êtres, leur arrachant tous leur oripeaux en les effaçant avec une implacabilité stupéfiante, leur révèle leur nature monstrueuse et les replonge dans leurs rêves perdus, qui les mange et les vomit, qui ne va jamais jusqu’à son bout. La longue nuit du ghetto qui semble sans fin, sans limite, comme devenue permanente, rongeant l’humanité, ses infimes éclats, comme sans sursaut, effrayante de profondeur, à la manière d’un abysse dont nul ne peut s’extraire et où le pire se tapit, la nuit comme une bête vengeresse et dévoreuse, monstrueusement obscure. La nuit de Prokov, ghetto en ruine au bord d’un fleuve, « ce désert de pierres » qui ressemble au « paysage glacial d’une planète lointaine », dans laquelle semblent fuir et remuer des ombres détachées d’elles-mêmes, écrasées par « un grand oiseau funèbre (qui) déployait ses ailes noires au-dessus de la boue et des ruines, les enveloppant petit à petit », les ravalant à une bestialité et une sauvagerie ahurissantes, condamnées à une forme d’errance infinie dans le noir absolu.

Au cœur de la désolation du ghetto, Ranek, le personnage central du roman, affronte le chaos de la survie. Errant au milieu des ruines, entre les édifices à demi effondrés, le dortoir où il a trouvé, de haute lutte et au prix d’une indifférence monstrueuse, une place pour se lover la nuit et échapper aux rafles, le marché, le bordel et le trou d’un receleur malhonnête et boiteux, il s’obstine à trouver de quoi survivre au milieu d’un no man’s land apocalyptique, volant, escroquant, dépouillant les cadavres, manipulant les plus démunis, s’abaissant au pire de l’exploitation, et ne fait que répéter toujours les mêmes gestes pour prolonger, d’un jour encore, sa vie misérable et défaite. Nuit n’est que le récit de son quotidien, des misérables péripéties d’une existence tout entière tournée vers sa prolongation, de ses rencontres plus ou moins intéressées, des jours et des nuits qui se succèdent dans la peur et l’angoisse, du dérèglement de l’humanité et d’un retour effarant à la primitivité la plus sourde.

Ranek et ceux qui l’entourent – Sigi, la vieille, son frère agonisant, Deborah, sa belle-sœur au « visage de sainte » qu’il a toujours aimée en secret, le Rouquin, Moïshe, Hofer, le coiffeur adipeux, le portier du bordel ou le couple qui tient bistrot… – s’abîment dans « l’art de la survie », cherchant sans cesse une échappatoire qu’ils savent inexistante, ramassant leurs illusions et se les dissimulant pour pouvoir continuer de vivre, comme condamnés à un égoïsme déshu­manisant. La pitié, la charité, l’altruisme, n’existent plus. Ne demeurent que l’instinct et la débrouille, l’effacement des principes que résume parfaitement la devise de Ranek : « Chacun sa pomme ! ». La survie fait fi des « niaiseries morales », des illusions de l’humanité. Nuit s’apparente à un grand dépouillement. Hilsenrath profère, au travers de l’existence sempiternellement recommencée de Ranek, la pure négativité du monde, l’impossibilité de ce qu’il établit, comme si l’expérience du ghetto n’était que le long et douloureux ravalement des images et des projections d’êtres enfin aux prises avec eux-mêmes, leur forme fondatrice, leur nature barbare.

Le premier roman d’Hilsenrath n’est pourtant pas seulement le récit d’une expérience du ghetto, il semble plutôt l’enjamber en en disant tout, procédant par une forme d’épuisement qui ne tient que par le grotesque qu’il fait jaillir de l’horreur. Nuit est un grand roman, l’un des plus forts qui soient sur ce sujet, l’un des plus troublants aussi. La prose d’Hilsenrath est presque exclusivement assertive, habitée par une forme de brutalité intérieure, comme si la langue prenait en charge, dans son corps singulier, la barbarie et l’innommable. Tout est cru, répétitif, singulièrement dépouillé. Si le romancier nous confronte à la terreur de l’indifférence, nous plongeant dans le mécanisme même de la déshumanisation et d’une pure perte qui, paradoxalement, nourrit un appétit de vivre qu’aucune sauvagerie n’amoindrit, il questionne surtout l’expérience par un biais parfaitement inédit. Nuit est un roman tout entier effectif. Il ne dit rien mais s’abîme dans une infinie monstration de la survie, n’interrogeant pas mais faisant voir, comme habité par une lumière noire. Le récit ne consiste qu’en une inaltérable répétition qui s’apparente à une nausée, projetant le lecteur dans tous les effets décrits avec une méticulosité et une précision effarantes. Hilsenrath n’épargne pas, il colle notre regard à ce qui le dévie, provoquant un malaise presque insoutenable.

Il n’explique rien, n’élargit pas, mais restreint au contraire son récit, le dépouillant à l’extrême, jusqu’à l’insupportable. Contrairement à de grands écrivains qui ont écrit sur des sujets proches, à partir souvent, comme lui, d’une expérience intime pesante – Levi, Semprun, Kertész, Antelme ou Améry par exemple –, il n’ouvre pas sa description chirurgicale du ghetto à une explication du monde, à une analyse élargie de la place de l’homme, mais, au contraire, l’enferme dans ses purs phénomènes, laissant le lecteur s’écraser, littéralement, contre ce qu’il décrit. Le plus extraordinaire, comme par conséquence, demeure l’impression de lire ce livre avec son corps, toutes les parties de son corps. Lire Nuit ne consiste pas en une opération de l’esprit mais bien en une confrontation avec son propre corps, sa capacité d’épuisement et de résistance. Il semble presque impossible de se maintenir dans ce roman, d’y demeurer. Il faut s’en échapper tant sa puissance d’impact apparaît grande, tant l’empathie, proprement, avec la fatigue et le désarroi de Ranek, dont « la tête n’est plus qu’un marécage », nous saisit au plus profond. Jusqu’à en avoir le cœur qui bat plus vite, le souffle coupé et de trembler devant notre propre basculement et l’angoisse de tout perdre. Si insoutenable que soit cette voix qui, irrémédiablement, nous habite, si forte notre colère ou notre désespoir, Hilsenrath, à force de sembler implacable dans l’accumulation de ce qu’il écrit, semble affirmer, une fois encore, avec obstination, que finalement tout est grotesque, que rien n’échappe à l’horreur singulièrement palpable de notre propre vide intérieur, que malgré le retour en nous-mêmes de quelques vieux rêves ou de quelques trop rares gestes de tendresse, tout est perdu. Et nous en pleurerions.

1. Cette dimension n’est pas négligeable et préside également à de grandes œuvres. On ne peut que penser aux extraordinaires Carnets du ghetto de Varsovie d’Adam Czerniaków (La Découverte) qui éclaireront bien la lecture du livre de Sem-Sandberg.
2. Nous pensons à : Fuck America ; Le Nazi et le Barbier, retraduits et republiés par Attila (repris en Points Seuil récemment). Cf. QL n° 994 et n° 1 014.
3. Premier roman d’Hilsenrath, Nuit a germé dans l’esprit de l’auteur en 1945. Il y travaillera sans relâche jusqu’à sa publication en 1964. Nous renvoyons à l’appendice du présent ouvrage pour plus de détails. Nous soulignons la grande qualité de la traduction d’un roman où la langue, sa concision et sa précision sont primordiales.

Hugo Pradelle

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