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Article publié dans le n°999 (16 sept. 2009) de Quinzaines

Un premier roman qui réorganise le chaos du monde contemporain, défaisant le réel et le ravaudant avec une certaine forme de jouissance atterrée. Une fresque qui s’apparente à un gouffre et à un recouvrement. Vincent Message interroge la raison, la folie, l’imagination, la mémoire, les rêves qui nous habitent et la parole qui les ordonne. Un livre éprouvant, à l’aune d’une époque de transition où l’homme s’affronte à la perte de sa propre image. Reste à veiller.
Vincent Message
Les veilleurs
(Seuil)
Un premier roman qui réorganise le chaos du monde contemporain, défaisant le réel et le ravaudant avec une certaine forme de jouissance atterrée. Une fresque qui s’apparente à un gouffre et à un recouvrement. Vincent Message interroge la raison, la folie, l’imagination, la mémoire, les rêves qui nous habitent et la parole qui les ordonne. Un livre éprouvant, à l’aune d’une époque de transition où l’homme s’affronte à la perte de sa propre image. Reste à veiller.

« Veilleur, où en est la nuit ? » Voici la grande interrogation – empruntée à La Bible – qui traverse l’intégralité d’un roman qui se refuse, se disperse, s’empêche luimême. Il faudra braver la ténèbre angoissante et parcourir le cheminement de deux récits habilement combinés pour découvrir, après l’épreuve de l’incompréhension, le secret du personnage principal. Le roman de Message opère une extraordinaire ouverture qui provoque un sentiment d’égarement dans la lecture. Il faut accepter d’être perdu, de ne pas comprendre, de s’empêtrer dans les rets d’une intrigue tentaculaire et spectaculaire, d’éprouver les questions qui y tourbillonnent avec une manière de brutalité. Les Veilleurs est un roman à la fois parodique et sérieux, un récit de l’indice et de la dissimulation, une construction qui se déconstruit comme un labyrinthe mobile.

Il y a deux romans dans ce livre : l’un lisible, l’autre pas. Leur confrontation rendue possible par un système de discours rapportés d’une grande habileté, entreprend le monde sur un plan conscient et inconscient, défaisant le tracé de la frontière entre les deux, enténébrant la trame d’une fable inquiétante dont les éléments s’éclaireront en un finale magistral qui reprend avec jouissance les codes du thriller à l’américaine. Le roman opère par brouillement, par épaississement, par opacification. Pourtant, la lumière est au bout du tunnel. Un homme est accusé d’avoir abattu froidement, en pleine rue, trois personnes sans aucun mobile apparent. La phrase qui ouvre le récit pose la question majeure de la folie et de la responsabilité, de l’explication du geste immotivé : « À en croire la bonne parole, il faut que je sois fou. » Les plus de six cents pages qui suivent ne feront que déplacer infiniment cette question, la défaisant et s’en jouant selon des modalités de plus en plus compliquées. Le meurtrier, Oscar Waldo Andreas Nexus, veilleur de nuit qui semble ne pas exister, est évidemment condamné. Il est interné dans une clinique sous la responsabilité d’un psychiatre atypique et brillant, Traumfreund, qui accepte de collaborer avec un policier mandé par le pouvoir pour découvrir les motivations du criminel et déterminer s’il est vraiment fou ou s’ils ont affaire à un simulateur. Cette enquête existentielle s’annonce malaisée puisque Nexus est amnésique, qu’il lui faut retrouver la mémoire. Le roman entreprend donc leur quête de la vérité et la thérapie plus qu’hétérodoxe que ces étranges veilleurs choisissent. S’entame alors la grande conversation des rêves.

Dans un bâtiment improbable perdu dans les montagnes, Rilviero et Traumfreund font parler Nexus qui, atteint d’hypersomnie, semble rêver une autre vie, parallèle, dont il est convaincu de la réalité. Il serait atteint de « pseudologie fantastique », maladie de la fabulation dont le sujet ordonne la cohérence et s’efforce de convaincre les autres. Traumfreund dira que « Cet homme est une véritable fable en marche. Il ne peut pas concevoir sa vie autrement que comme une odyssée dont il est la figure de proue ». Nexus raconte la geste de Séabra, un monde où s’affrontent des factions qui luttent pour la survie. Manière de passeur, il se fait l’aède d’un autre monde. Sa logorrhée occupe la majeure partie du roman, posant la question de la lisibilité, perdus que nous sommes dans le dédale de ses inventions chimériques parfois incompréhensibles. Ce discours confondant, parfois abstrus, nourrit un projet ambitieux dont la cohérence apparaît à la toute fin du livre. À partir des allers-retours entre le monde de Séabra et la vie réelle de la Région, cet univers dans lequel tout se reconnaît sans être jamais identique, Message dresse un portrait confondant de pertinence de nos sociétés contemporaines, réorganisant le chaos et dénonçant, à la manière d’un fabuliste, leurs paradoxes essentiels, avertissant des dangers monstrueux qui nous guettent.

Un lexique du monde moderne

Les Veilleurs s’apparente à un lexique du monde moderne. C’est un immense récit de la perte, de la disparition, de l’extirpation de la contemporanéité. Vincent Message interroge le sens de notre rapport au réel, au savoir, à la parole. Il se penche sur la terrible dispersion du sens, sur le berceau de l’art et de la culture qui peu à peu se délite, pris dans l’immense réseau de l’image, de la parole dé-sensée, d’une irréalité qui gagne tout. Il entreprend les paradoxes qui animent nos sociétés, celle d’une raison omniprésente qui empêche la sublimation, qui détruit le lien social et déconstruit irrémédiablement les individus. Il s’inquiète de la déliquescence de l’imaginaire, sur la place déformée et monstrueuse qu’il occupe, détaché de la parole, ultime illusion d’un monde décadent. Le roman organise la fascination pour le rêve, questionne sa place, perpétuellement inscrite dans la médiatisation globale, et au-delà, l’intègre à une réflexion inquiète sur la réalité silencieuse de notre actualité, entreprenant une multitude de thèmes qui font un quotidien monstrueusement déshumanisé. Le discours de Nexus, la manipulation qu’il opère, remettent au centre la question d’un temps du récit, de la mémoire, de la place de la parole, d’une réalité qui doit se nommer par tous les moyens possibles, y compris ceux du fabulateur ou du fou, pour ne pas sombrer à jamais. Le discours du fou refonde alors la raison du monde. Le signe transparaît, la parole se ressaisit, l’œuvre prend son sens le plus fort, la fiction se justifie, l’insensé gagne sa part.

Hugo Pradelle

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