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Le soulèvement

Article publié dans le n°1073 (01 déc. 2012) de Quinzaines

Un roman inédit dans lequel José Saramago nous conte, avec verve et sérieux, l’histoire d’une famille de pauvres hères ruraux dans les plaines arides de l’Alantejo depuis le début du XXe siècle jusqu’au soulèvement de 1974. S’y déploient à la fois les prémisses d’un projet littéraire de grande ampleur, une vision de l’Histoire, la nature d’une œuvre qui célèbre la fiction et une langue d’une richesse fascinante. Un hymne splendide à la liberté et à la dignité retrouvée des hommes.
José Saramago
Relevé de terre
Un roman inédit dans lequel José Saramago nous conte, avec verve et sérieux, l’histoire d’une famille de pauvres hères ruraux dans les plaines arides de l’Alantejo depuis le début du XXe siècle jusqu’au soulèvement de 1974. S’y déploient à la fois les prémisses d’un projet littéraire de grande ampleur, une vision de l’Histoire, la nature d’une œuvre qui célèbre la fiction et une langue d’une richesse fascinante. Un hymne splendide à la liberté et à la dignité retrouvée des hommes.

Relevé de terre, publié au Portugal en 1980, est assurément un roman social, une fresque impressionnante de ces « petites gens isolé(e)s », un hymne aux humbles, ceux que l’Histoire ignore et relègue au fin fond du monde, là où ils peuvent infiniment s’abîmer, broyés par un labeur harassant, presque inhumain, isolés de tout, tenaillés par une faim abjecte, épuisés par les privations et les « pénuries », confondus dans une répétition inlassable et insensible. Comme emprisonnés sur une terre qui les conforme, insignifiants, entraînés en un cycle infini : « La terre n’est que croûte desséchée ou bourbier, peu importe. On cuit des herbes, on s’en nourrit, et les yeux brûlent, l’estomac devient tambour et surviennent les longues, les douloureuses diarrhées, la démission du corps qui se désintègre tout seul, fétide, joug insupportable. On a envie de mourir et certains meurent. »

Le roman s’apparente à la saga d’une survie, d’une endurance ineffable et bouleversante. Saramago s’épuise à conférer une dignité à ces « opprimés », ces « forçats de la faim », que nous avons tendance à oublier, gommant les noirceurs de l’Histoire, allant jusqu’à faire disparaître le langage de ces lieux lointains dont les pratiques multiséculaires soudainement ont semblé abolies, rejetées dans les limbes fantomatiques d’un passé qu’il vaudrait mieux oublier. L’écrivain s’y refuse et lutte avec acharnement pour les faire renaître des cendres de l’oubli, leur procurer une manière de gloire posthume, les retirant de leur silence sépulcral.

Combatif, il trouve ainsi une voie, établit une langue, élabore une méthode qui ne se démentira plus. S’y découvre sa marque de fabrique, une langue soufflée qui nous emporte dans ses rets, nous emmure dans sa densité particulière, enchaînant en son sein compact tous les éléments du discours – narrations, descriptions, dialogues intérieurs ou proclamés –, en entremêlant les temporalités, jusqu’à ce flux imprécatoire en même temps que joyeux, éperdument mélancolique et étrangement énergique. Et nous éprouvons un certain bouleversement à voir se déployer cette virtuosité, cette fluidité teintée de raucités, une richesse narrative qui se justifie toujours, l’exceptionnel talent de conteur d’un jeune écrivain de cinquante-huit ans. Le livre n’aurait pu être qu’un énième roman social, établi à partir d’un réalisme précis et documenté. Pourtant c’est tout autre chose que poursuit Saramago, qui, dès le commencement de son récit, nous prévient : « Mais tout ceci mérite d’être raconté d’une autre manière. »

La magistrale entreprise de Saramago se joue dans l’écart qu’il induit entre ce qu’il raconte et les moyens qu’il emploie, au bord du gouffre d’une prose qui veut tout dire, tout saisir, tout envelopper. Relevé de terre ne peut se résumer tant de péripéties s’y entrecroisent, tant sa trame est dense, variée, nourrie d’allers-retours incessants, d’histoires entreprises et abandonnées pour être ressaisies, de digressions tantôt savantes, tantôt folkloriques, définissant par leur alternance une vision large de l’historicité et le saisissement d’une géographie particulière, oscillant entre l’abstraction et le concret, l’universalité et la singularité. Une rythmicité singulière du récit que portent les interventions incessantes d’un narrateur insaisissable qui sans cesse revient en arrière, entreprend des digressions hétérogènes, commente des situations, leur apporte une épaisseur, en détourne les enjeux, élabore une subtile connivence avec le lecteur, brouille les pistes, ironise toujours plus ou moins, allégeant une trame particulièrement sinistre qui pourrait devenir monotone et insupportable.

Le procédé pourrait lasser mais Saramago se joue de tant de registres, introduit une variété si surprenante dans les tons qu’il adopte, qu’il peut se jouer de tout. Dénonçant avec virulence les abjections du réel tout en parvenant à ordonner un rapport au monde marqué par un lyrisme bouleversant, circulant entre les dimensions humaines et politiques avec une grâce troublante, il se trouve toujours à la bonne distance des êtres et des choses, replaçant ce qu’il raconte dans la geste d’une Histoire qui l’excède largement, faisant de son récit une sorte de gigantesque symphonie dont la chronologie tout entière, nourrie de colères et de souffrances, se tend vers le redressement de la liberté.

Voici ce qu’incarne la lignée des Mau-Tempo, ces « Mauvais-Temps », qui portent sur leurs épaules larges le malheur d’un monde, les souffrances immémoriales des pauvres, des travailleurs que la vie épuise. Relevé de terre accompagne cette famille sur trois générations, depuis le début du XXe siècle jusqu’à la révolution des œillets de 1974, laissant se découvrir le destin exemplaire de paysans misérables de l’Alantejo survivant avec « le peu ou le presque rien de chaque jour », condamnés à demeurer sur « ces très saints domaines qui viennent de loin », prisonniers d’un temps immuable et de ce latifundium microcosmique dans lequel se jouent toutes les injustices d’un monde indigne. Le roman raconte la façon dont ils « passent » dans ces époques sinistres, traversant le siècle, les guerres qui le déchirent dans les lointains, les soubresauts d’une classe paysanne qui n’en peut plus de vivre dans un univers « médiéval » et brutal, d’être écrasés sans fin par des puissants qui les méconnaissent et les ignorent, jusqu’à « ce jour essentiel de soulèvement ».

« C’est avec de tels hommes et femmes qui se sont remis debout, des personnes vraies avant de devenir personnages de fiction, que j’ai appris à être patient, à me confier et à me rendre au temps, ce temps qui nous construit et nous détruit pour, à nouveau, nous construire et encore nous détruire », déclarait José Saramago lors de sa réception du prix Nobel de littérature en 1998, soulignant la dimension autobiographique de son entreprise et rendant hommage à ses grands-parents paysans. Dans ces mots qui portent son œuvre, se lisent les enjeux majeurs d’un roman primitif et pourtant magistral, la manière dont s’y entrelacent une préoccupation politique et une indignation qui ne se démentiront jamais, une réflexion sur la nature de la fiction et les personnages qui y existent, autonomes et puissants, « créateurs » autant que « créatures », un souci de l’Histoire et de ses incarnations variées, de l’universel et du particulier, et surtout l’effarante aventure que la littérature permet de vivre.

Nous demeurons pantois devant la virulence d’une langue habitée, rugueuse comme une écorce de chêne-liège, comme arrachée à elle-même, à vif, sinueuse comme les lignes de la main, hasardeuse et convergente à la fois, magistralement tenue, retenue, relevée, enchantée de trouvailles, de rythmes surprenants, d’audaces réjouissantes. C’est toute la verve de Saramago teintée d’une âpreté qui s’effacera de plus en plus pour insister sur l’ironie jubilatoire des derniers textes. C’est aussi le mouvement d’un réalisme, d’une forme de prosaïsme terrien, vers des textes plus abstraits et plus idéaux. Tout le parcours de Saramago, son avancée dans la littérature, se lisent dans ce texte fondateur, énergique, presque rageur.

Hugo Pradelle