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Les rides de l'écriture, les stries

Dans l’écriture des Chinois, les calligraphies très diverses révèlent les styles variés des créateurs, leurs joies et leurs douleurs, leur modération ou leurs ivresses, le contrôle, parfois le dérèglement, la gêne, l’obéissance ou l’exubérance (1).
Lucien X. Polastron
Calligraphie chinoise. L'art de l'écriture au pinceau
Dans l’écriture des Chinois, les calligraphies très diverses révèlent les styles variés des créateurs, leurs joies et leurs douleurs, leur modération ou leurs ivresses, le contrôle, parfois le dérèglement, la gêne, l’obéissance ou l’exubérance (1).

À travers les siècles, les calligraphes réussissent les examens ou ils échouent ; ils sont les conseillers de l’empereur ; ils parviennent à des postes modestes en des régions lointaines ; ou bien, ils choisissent un heureux ermitage ; ou ils sont des abbés de couvents. L’un est tour à tour bouddhiste et taoïste. Tel a un titre honorifique de général. Tel autre est le tuteur du prince héritier. Tel autre est emprisonné, torturé. De nombreux calligraphes sont exilés. L’un est arrogant et détesté. L’un pleure et il écrit, il apprend la mort de son fils unique. Tel autre est universellement détesté pour avoir flatté un ennemi, pour avoir trahi. Tel autre encore a été chassé par l’empereur, puis il a vécu avec des « mauvais garçons » et il a été décapité par un complot ambigu.

Un merveilleux calligraphe (XVIIe siècle) précise son style : « Je préférerais que ma graphie soit maladroite plutôt qu’habile ; hideuse, plutôt que séduisante ; informe, plutôt qu’achevée ; candide, plutôt que préméditée. Pour parvenir à cela, il faut sauver l’écriture des mauvaises tendances qui l’entraînent. » Il trace des talismans mystérieux, un caractère dont les boucles tourbillonnent, les spirales, un mot indéchiffrable.

Lorsque son bras droit est paralysé, un autre calligraphe peint de la main gauche et il trace des traits tordus. « L’écrit (dit-il) me plaît particulièrement, car, dans sa grossièreté et son manque d’harmonie, je le trouve plein d’un parfum naturel. »

Au XVIe siècle, une page ésotérique comporte des mystères virevoltants ; elle suggère une existence débridée et contestataire, une résistance libre.

Au XIXe siècle, un calligraphe note : « Toute l’énergie de mon corps étant ainsi concentrée dans l’extrémité des doigts, alors je fais avancer le pinceau ; je n’ai pas à moitié fini que je suis couvert de sueur. » Et un critique blâme : « Il montre un peu d’arrogance dans sa façon de laisser l’encre couler en grosses taches et il manque de patience dans le détail. »

Naguère, les calligraphies de Mao Zedong (1893-1976) étaient très admirées. Aujourd’hui, d’autres les considèrent comme plates, sans profondeur intellectuelle. Il y aurait l’auto-complaisance d’un dictateur et la veulerie des courtisans. Pour tracer le slogan « Servir le peuple », les caractères seraient « de petits soldats de bois au pas cadencé ».

Au XIe siècle, un « lettré retiré dans une province » dit : « l’écriture exprime mon être car je fais les traits et les points avec aisance, sans penser au comment ni au pourquoi… Mon écriture n’est pas excellente, mais il s’y manifeste quelque chose de nouveau. Je ne marche pas dans les pas des anciens et c’est justement cela qui me réjouit tant ».

Au VIIIe siècle, quand ce calligraphe atteint un degré suffisant d’ivresse, il se met à pousser des cris, se rue sur le papier et force les caractères à donner leur puissance cachée. Les murs de sa chaumière en seraient éclaboussés. Le lendemain, il admire le résultat sans pouvoir le reproduire.

Au VIIIe siècle, le jeune neveu d’un autre calligraphe a été assassiné par des militaires rebelles et l’on ne peut enterrer que sa tête. Dans ce Brouillon d’éloge funèbre pour mon neveu, les caractères sont en partie raturés ; d’autres sont agités ; ils expriment l’indignation, la haine et l’amour de la victime.

Au XIIIe siècle, un calligraphe désinvolte écrit : « Ce poème ne mérite pas qu’on en parle. »

Un ermite taoïste (Xe siècle) se surnomme « Le tourbillon ascendant ». L’empereur le considère comme « le Maître de l’Invisible et de l’Inaudible ». Le premier point d’un caractère tracé était (dit-on) « comme une explosion de feu, tellement que l’on en ressentait presque de la peur ».

Au IIIe siècle, un calligraphe use un pinceau peu humecté pour provoquer des traînées lacunaires à l’intérieur du trait, ce qui exprime le dynamisme. Ce serait le « blanc qui vole ».

Au XVIIe siècle, un prince devient moine. Puis il cesse de parler et il feint la folie. Ses caractères sont brefs, linéaires ; certains graphes semblent être de petits visages ironiques. « Je m’en moque », dit-il.

Au IIe siècle, la cursive d’un calligraphe peut être comparée « à la queue du scorpion » ; mais elle est, en même temps, « douce comme un crochet d’argent et légère comme un oiseau surpris ». Comme une falaise, elle serait « escarpée et dangereuse ».

Au XIIe siècle, un calligraphe précise : « Il faut tenir son pinceau légèrement et spontanément, la main et l’esprit restant vides. L’écriture doit être rapide, fulgurante, toute naturelle, et jaillir de l’idée.

Le très grand poète Li Bai (701-762) était appelé « l’immortel en exil ». « Je ne prendrai pour maître que moi seul » dit-il. Il énonce : « les monts sont hauts, les eaux sont longues, les figures des choses sont mille et dix mille. Si l’on n’a pas un pinceau vieux et exercé, comment les épuiser ? »

Les caractères chinois sont des stries, des rides. Les calligraphes perçoivent les rides qui s’entrecroisent sur les flots, les rayures du tigre, les nervures des feuilles, les huit trigrammes du Yi-king, les lignes qui savent lire le monde et les destins.

  1. Expert des arts du livre et de la calligraphie, Lucien X. Polastron parcourt l’Extrême-Orient depuis des décennies. Il a publié plusieurs essais sur les bibliothèques, sur les écritures, sur le papier. Il est l’auteur d’ouvrages pratiques sur les calligraphies chinoises et japonaises.
Gilbert Lascault

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