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Poésie en prose ou en vers

La pensée concise d’Erri De Luca s’exprime dans de petits volumes. Ses romans ne dépassent pas les deux cents pages, ses récits, qui ne sont pas des nouvelles, en comportent une centaine et son dernier recueil de poésie soixante-quinze. Ni gloses ni digressions.
Erri De Luca
Aller simple (Gallimard)
Erri De Luca
Et il dit (Gallimard)
La pensée concise d’Erri De Luca s’exprime dans de petits volumes. Ses romans ne dépassent pas les deux cents pages, ses récits, qui ne sont pas des nouvelles, en comportent une centaine et son dernier recueil de poésie soixante-quinze. Ni gloses ni digressions.

C’est dans cette optique que s’inscrit Et il dit. Le récit commence de façon abrupte : un homme parti en haute montagne en revient épuisé et s’écroule à côté de la tente du campement. On pense avoir affaire à l’un des nombreux textes où l’auteur rapporte une de ses périlleuses expériences d’alpiniste : le grimpeur a-t-il été pris dans une tempête, est-il resté accroché au bord d’une crevasse, s’est-il égaré ? Faut-il appeler l’hélicoptère pour l’hospitaliser ? Mais le choix des mots, le souffle qui anime les phrases nous font vite comprendre que nous sommes dans une tout autre dimension. L’homme anéanti n’est autre que Moïse (jamais nommé), le seul être humain à qui il a été donné d’entendre directement, concrètement, la voix de la Divinité : « Je suis Yod, ton Élohim » ; « Qui suis-je ? Qui suis-je… » se demande l’homme terrifié, pour recevoir ce privilège, et cette charge écrasante ? Et, à partir de là, Erri De Luca entremêle avec une grande habileté l’énoncé des dix commandements et l’histoire du peuple d’Israël, si proche de son cœur.

Ces commandements ne seront pas retranscrits sur des « tables », mais écrits sur la pente du mont Sinaï, et le prophète les transmettra en les expliquant à la foule qui l’entoure. Chacun d’entre eux est en quelque sorte repris à la base, car l’auteur, spécialiste de la Bible, les débarrasse de tous les contresens que de multiples traductions y ont accumulés. Les images sont toutes dignes d’être relevées : « Alors la divinité avait eu recours à la récompense d’une terre avec menstrues féminines de lait et de miel. » Tout est animé par le souffle épique qui semble consub­stantiel à l’auteur, tout a l’ampleur et la majesté des textes bibliques, sans jamais tomber dans le pompeux. Et en peu de mots toute la vie est là : Adam et Ève, homme et femme, enfants et vieillards, vie des nomades, foi, amour, mer, désert, fatigue, espoir, joie, douleur et mort. Et la prémonition de ce que subira le peuple élu : « Au cours des siècles à venir, ils seront déportés, expulsés par des peuples et des nations. »

La traduction de Danièle Valin, depuis si longtemps fidèle « passeuse » d’Erri De Luca, est du même ordre que le texte original : pas la moindre déperdition. Justesse des mots, musicalité, rythme, tout y est. Ici il s’agit de Moïse au terme de son ascension : « Le dernier pas de la montée lui faisait toucher l’extrémité où s’arrête la terre et où commence le ciel. Un sommet atteint est un bord de frontière entre le fini et l’immense. Là, il arrivait à la distance maximale de son point de départ. Un sommet n’est pas une ligne d’arrivée, c’est un barrage. Là il faisait l’expérience du vide qui, en lui, n’était pas un appel du vide vers le bas, mais se pencher sur le vide du haut. » Ce qui peut symboliser, pour le laïc, toute vie ascendante, et pour le croyant la difficile approche de la Divinité. 

L'exode, très actuel, des Africains

Ce souffle épique se retrouve dans le premier texte, en vers, d’Aller simple. Il rapporte l’exode, très actuel, des Africains qui abandonnent leur pays et franchissent eux aussi la mer (mais une mer qui ne s’ouvre pas gentiment devant eux) pour atteindre ce qui ne sera pas la Terre promise : « le départ n’est que cendre dispersée, nous sommes des allers simples ». Là, tout n’est que souffrance, rejet, violence, déception et mort. Avec comme seul sauvetage la fraternité.

On verrait bien Et il dit et le premier poème d’Aller simple réunis dans un seul et même volume, proses et vers confondus, intitulé Poésie, au singulier avec une grande majuscule.

Les poèmes qui suivent sont plus quotidiens, plus extérieurs à la veine où excelle l’auteur. Mais peut-être viennent-ils contrebalancer toute la gravité, le tragique, qui imprègnent les deux autres récits ? On n’y retrouve pas moins les problèmes cruciaux de l’Italie, de brefs souvenirs des années de plomb, qui ont marqué l’auteur, mais le tout vu avec un léger sourire, un peu désabusé. Par exemple, très bref : « La plume qui écrivit ton nom, / le verre qui trinqua pour toi / je les ais jetés. / Après toi, les choses n’ont d’autre usage, / un homme aussi. »

Deux livres qui se situent très au-dessus de la littérature de simple divertissement qui encombre nos librairies.

Monique Baccelli

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