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Toute une histoire

Article publié dans le n°1026 (16 nov. 2010) de Quinzaines

 Au moment où nous célébrons la chute du mur de Berlin, Günter Grass publie, à vingt ans de distance, le journal qu’il tint à l’époque. Il y interroge l’événement lui-même, ses implications, la place de l’Allemagne, ses dimensions et les enjeux politiques majeurs de la réunification. Il y révèle aussi son quotidien, dévoile ses ateliers – littéraires et plastiques –, y défend ses positions et jette un regard inquiet et profond sur le monde contemporain.
Günter Grass
D'une Allemagne à l'autre : journal de l'année 1990
(Seuil)
 Au moment où nous célébrons la chute du mur de Berlin, Günter Grass publie, à vingt ans de distance, le journal qu’il tint à l’époque. Il y interroge l’événement lui-même, ses implications, la place de l’Allemagne, ses dimensions et les enjeux politiques majeurs de la réunification. Il y révèle aussi son quotidien, dévoile ses ateliers – littéraires et plastiques –, y défend ses positions et jette un regard inquiet et profond sur le monde contemporain.

Le livre de Günter Grass n’est pas le fruit de la simple circonstance, il fait événement, renvoyant au centre même de l’œuvre, en convoquant sans cesse les épars anciens pour les réunir et leur donner une perspective plus évidente, recomposant ensemble, parallèlement à un présent d’une urgence extrême – 89 –, des pans entiers d’une œuvre massive. Bien que les Allemands goûtent particulièrement les anniversaires et les célèbrent en grande pompe – les quatre-vingts ans de l’auteur n’ont pas échappé aux trompettes médiatiques –, la publication du journal que Grass écrivit de janvier 90 à février 91, nous apporte une preuve supplémentaire de la vision collective qu’il propose et complète la perception d’une œuvre puissante et énergique, cohérente et sûre, pour tout dire bien souvent dérangeante. À l’instar des dernières œuvres autobiographiques – Pelures d’oignon et L’Agfa box (1) –, il se retourne sur l’événement, avec une inquiétude profonde en même temps qu’une sorte de sentiment de puissance et d’humour revigorants.

Chaque livre qu’il publie provoque un torrent de critiques dont il s’amuse plus ou moins, le relançant toujours, pris dans la tempête (comme celle qui frappe l’Europe de l’Ouest en ce début 90), attaqué bien souvent pour ses choix politiques et la manière dont il les impose à un pays entier. Les années soixante et soixante-dix ont été riches de ses engagements et de son incessante obstination à confronter les Allemands avec leur Histoire – depuis la campagne de Willy Brandt au Groupe 47, jusqu’à son amitié avec Christa Wolf qui lui vaudra de nombreuses critiques –, jusqu’à très récemment la révélation, éclatant pavé dans la mare, de son engagement dans la Waffen-SS lorsqu’il avait dix-sept ans, les provocant avec une énergie franche et un goût de la polémique consommé. Grass est un provocateur tranquille, un vieil ours malicieux et gourmand qui ne recule jamais, un empêcheur de penser en rond, un orateur exceptionnel, un écrivain engagé qui fait ici un certain éloge de la lenteur (2) pour respecter la nature même de l’Homme.

L’univers des romans de Grass est tout empreint d’Histoire, des traces qu’elle laisse sur nos vies, des transpositions qu’elle impose à des consciences comme déchirées qui se transmuent en fantômes, errants dans un monde démesuré. Oscar, le tambour, les femmes du Turbot, le narrateur de La Ratte confronté à la catastrophe nucléaire, les enfants de la bande du Chat et la Souris, les personnages survivants des Années de chien, les convives de la Rencontre en Westphalie, la multitude de célébrités et d’anonymes qu’il convoque dans Mon siècle, voici les héros de l’univers de Grass qui ne se dépêtrent pas du monde, s’y débattent, toujours en lutte, toujours entre-deux, face à l’immensité apocalyptique du Temps. L’Histoire fait peur, son absurdité tenaille les êtres. Discontinue et abyssale, elle ravage et convoque l’écrivain qui s’essaie à donner une cohérence factice – fictions et dispositifs savants – au monde défait qui l’entoure et le définit. Elle conforme notre regard, notre vie, nos remords aussi, le lien qui se tend entre soi et l’époque, son appréhension, l’opinion que nous nous faisons de ce qui arrive et du poids que nous pouvons exercer sur la réalité.

« Je n’ai pas la passion de tenir un journal. Il faut des faits inhabituels pour que je m’y sente obligé », écrit Grass au commencement du livre. L’événement impose effectivement une forme, induisant la nécessité d’écrire pour s’éclaircir à soi-même son opinion, tenir ensemble les éléments qui la constituent et la défendre. Grass se fait « le porte-drapeau » d’une position à contre-courant, celle d’un refus de « ce qui prétend s’affirmer aujourd’hui et en cache-misère comme “unité allemande” » (3) portée par Kohl et la majorité qu’il juge précipitée et nocive. Depuis vingt ans, il n’a cessé de vitupérer cette période et les choix qui ont été faits alors. Déçu par Willy Brandt dont il avait été le compagnon politique, dubitatif devant l’indécision de Lafontaine, dégoûté par l’intrusion de l’argent partout et la prosternation des hommes devant « le veau d’or » capitaliste et occidental (nous connaissons la revendication orientale de Grass), par l’établissement d’une société à deux niveaux avec deux sortes de citoyens, inquiet devant « le poids de la haine » qui revient, affligé par les défaites successives du SPD en 90, outré par la réforme monétaire adoptée dans la précipitation, ébahi devant « la fuite dans l’État unifié » qu’il va jusqu’à qualifier de nouvel « Anschluss », refusant le transfert de la capitale, indigné par « le consensus de la résignation » qui s’impose sans que rien (ou presque) ne lui résiste. Cette opinion a provoqué un tollé dans les années qui ont suivi – en particulier de la part de Reich-Ranicki, le pape de la critique outre-Rhin, qui avait proprement massacré (à tort selon nous et avec des arguments peu valables) son roman inspiré par ces événements : Toute une histoire –, on le surnomma du doux sobriquet de « Cassandre nationale », alors qu’il ne proposait qu’une alternative plus lente, celle qui passerait par une confédération des länder (4) plutôt que d’une fusion immédiate des deux États et de la dévoration de l’un par l’autre (on devine aisément lequel !).

Nous sentons chez Grass non pas un besoin de se justifier mais au contraire d’expliciter, dévoilant son opinion dans sa progression, comme au jour le jour, son évolution et de la resituer dans le temps où elle s’exprime, de la mettre en rapport avec les événements de sa vie et de la politique allemande de ces années-là. Car son idée n’est pas ponctuelle. Elle prend place dans une conception beaucoup plus large de la politique et selon des modalités particulières qu’il ne faut nullement négliger. Admirateur de Camus (5), Grass remonte le rocher sans fin en haut de la pente. Il replace sa critique dans la perspective d’une globalisation qu’il pressent violente et dominatrice, faisant de l’Allemagne réunifiée une sorte de laboratoire d’un futur déstructuré et comme ensauvagé. Il pose donc des questions qui semblent assez proches de celles qui occupent notre aujourd’hui (de plus en plus déréglé ?), s’interrogeant sur la possible résurgence d’un nationalisme inquiétant pour l’Europe qu’il entrevoyait alors. Il subodore dès ce moment les appétits naissants et neufs d’une Allemagne qui regagnerait sa puissance et qui dominerait économiquement l’espace européen. Bien que les positions qu’adopte Grass semblent pécher par une certaine forme d’idéalité qui s’affronte à une réalité des plus urgentes, que sa pensée générale achoppe aux difficultés et aux pragmatismes de tout genre, il faut reconnaître une certaine validité aux questions qu’il soulève et que rien ne permet de balayer d’un revers de la main. D’autres façons de se retrouver auraient été possibles et il ne regrette que ce temps qui n’a pas été laissé à un peuple qui se réunit.

Rappelons-nous les paroles qu’échangeaient Fonty et Hoftaller au début de Toute une histoire (6) : « Fonty, qui ne pouvait s’empêcher de tout commenter, s’écria : “Les parties valent mieux que le tout” », ajoutant « vous verrez qu’on souhaitera le rétablir, un jour ! », alors que son compagnon lui rétorque : « c’est mieux sans qu’avec ! ». La tension de la position de Grass et de ses opposants se trouve ici parfaitement résumée – inquiétude idéale et pragmatisme évident. Bien qu’il veuille « écrire sur la laideur de cette unification » et « mettre en garde contre l’Allemagne qui naît là », Grass ne s’y limite pas, et il déborde, confiant son quotidien, comme une mélodie qui accompagnerait perpétuellement ses réflexions, sa passion pour le jardinage et les choses de la Nature (7) – plantes, champignons, animaux –, son obsession pour la nourriture et la cuisine, pour les choses minuscules et prosaïques – les lieux décrits avec minutie, les détails des voyages qu’il entreprend durant toute cette année entre l’Ouest et l’Est, les mets qu’il concocte patiemment – qui fondent le monde autour de lui. Son journal n’est pas que la chronique d’une activité politique et de ses raisons, il laisse entrevoir les ateliers du poète, son arrière-cuisine en quelque sorte, portant témoignage d’une manière de penser et de faire grossir son environnement littéraire et de le penser dans la continuité.

Grass parle de son œuvre, de ses livres, de la façon dont il écrit et développe ses projets, de ses pratiques plastiques (rappelons-nous qu’il est aussi sculpteur et peintre), de sa manière de dessiner toujours et encore (les illustrations sont comme toujours superbes (8)), de faire s’accompagner la prose d’une pratique des volumes différente qui laisse deviner des choses sur son style et la densité particulière de son écriture. Surtout, le journal laisse entrevoir la gestation et les préparatifs de deux romans centraux dans l’œuvre de Grass et de son rapport au Temps et à l’Histoire. Il conçoit en effet, durant ces quelques mois de l’année 90, son roman sur la Pologne (dont il est originaire), L’Appel du crapaud, et se laisse presque comme dépassé par l’émergence du projet démesuré de Toute une histoire. Nous comprenons ainsi comment l’idée se développe en parallèle de l’activité militante et épuisante, comment le livre se nourrit de ce qui entoure Grass, nous réactivons les strates qui l’établissent, la progression de l’un de ses romans les plus polémiques. Le texte qui aurait pu sembler anodin, ponctuel, réenchante au contraire l’univers de l’un des prosateurs les plus importants de l’après-guerre, il apporte une profondeur passionnante à un homme courageux, toujours plus ancré dans son époque, et donne à voir, dans un même mouvement, ses laboratoires artistiques et politiques. Son journal s’apparente à une pierre dans le jardin du voisin qui est aussi le sien, à l’élaboration d’une parole dérangeante mais qui heureusement existe, à un cri de révolte qui résonne longtemps, comme celui de Thomas Müntzer (9) qu’il reprend à son compte : « Les Seigneurs font eux-mêmes que le pauvre leur devient ennemi. Ils ne veulent point ôter la cause de la révolte. Comment cela peut-il tourner bien, à la longue ? »

  1. Récits parus au Seuil en 2007 et 2010 (v. QL nos 955 et 1 018).
  2. Nous pensons également au Journal d’un escargot, Seuil, 1974.
  3. Pelures d’oignon, p. 20.
  4. On pourra lire les propositions qu’il développe pp. 149 et 254 – il défend une idée plus absolue, celle de la convocation d’une Assemblée constituante qui prenne le temps d’un débat et d’une réflexion collective, considérant que les enjeux sont trop importants pour être confiés aux seuls politiques.
  5. Il y a de très beaux passages sur ce sujet dans le premier volume de son autobiographie, Pelures d’oignon.
  6. Roman sur la réunification allemande paru en France en 1997. Les deux héros sont des immortels ; l’un est une réincarnation de Theodor Fontane, l’autre un agent secret sévissant depuis 1848 ; le roman tourne autour de leurs réflexions sur la nation allemande. Citations pp. 16 et 19 (« Points » Seuil).
  7. La question de la Nature, des choses qui en procèdent, occupe Grass depuis le commencement de sa carrière, il faut la resituer dans le cadre particulier de la littérature allemande et surtout du romantisme allemand.
  8. Nous signalons que Grass publie des livres à partir de sa production et que l’édition allemande de Mon siècle en particulier était superbement illustrée, et que cette dimension graphique est importante pour l’œuvre dans son ensemble.
  9. Prêtre itinérant du début du XVIe siècle qui prit une part importante à la Réforme et à la guerre des paysans.

Retrouvez, sur le blog de La Quinzaine littéraire, un dossier thématique sur l’œuvre de Günter Grass regroupant l’ensemble des archives concernant cet auteur (http://laquinzaine.wordpress.com/dossier-thematique-Grass/).

Hugo Pradelle

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