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 Certains romans ayant connu un grand succès dans leur pays ne passent pas les frontières parce qu’ils présentent de trop grandes difficultés de traduction. Rarement au niveau de la compréhension proprement dite, mais le plus souvent pour des questions de langage. L’un des exemples qui nous concernent directement étant celui de l’Italie, où les dialectes sont encore compris, sinon pratiqués par tous, alors qu’ils sont lettre morte en France. Comment faire, dans le domaine littéraire en particulier, pour trouver des équivalences ?
Luigi Meneghello
Libera nos a malo
 Certains romans ayant connu un grand succès dans leur pays ne passent pas les frontières parce qu’ils présentent de trop grandes difficultés de traduction. Rarement au niveau de la compréhension proprement dite, mais le plus souvent pour des questions de langage. L’un des exemples qui nous concernent directement étant celui de l’Italie, où les dialectes sont encore compris, sinon pratiqués par tous, alors qu’ils sont lettre morte en France. Comment faire, dans le domaine littéraire en particulier, pour trouver des équivalences ?

Le problème parut sans doute insoluble dans le cas de Libera nos a malo, puisque près de cinquante années se sont écoulées entre sa publication et sa traduction en français. Dès l’abord, le titre comporte un jeu de mot que le lecteur comprend en découvrant qu’en l’occurrence malo n’est pas seulement le mal, comme dans la formule latine, mais aussi, avec une majuscule, un petit village de Vénétie. Et que l’auteur, bien loin de vouloir en être délivré, l’aime, l’observe et le décrit avec passion.

En Italie la plupart des écrivains du XXe siècle, toutes écoles confondues, Volpone, Brancati, Pavese, Gadda, Landolfi, pour ne citer qu’eux, ont centré au moins l’un de leurs romans sur leur ville natale, mais aucun n’a réalisé à leur propos une « somme » aussi exhaustive que celle proposée par Meneghello. Parfaitement structurée, explorant tous les aspects du quotidien, elle constitue un véritable document anthropologique sur la vie d’un village italien entre 1920 et 1950, environ, en passant donc par les années de fascisme et de guerre.

Le récit à la première personne, déclaré autobiographique, commence en toute logique par l’enfance, évoquée dès le départ avec un heureux mélange de truculence, de poésie et d’humour. « Dans les coulisses du petit théâtre de la crèche, en attendant que notre tour vienne d’entrer en scène, la Zaira me montra sa broude. Elle remonta sa jupette jusqu’au genou, et puis plus haut encore, sainte-mère, encore ; et je vis la broude (…) c’était une broude intéressante, mais montrée comme ça, sans prévenir, et la jupe tellement relevée, j’étais trop troublé pour l’apprécier comme elle le méritait. » Le voyeur et la séductrice sont encore à la maternelle. Et l’ensemble du récit semble vu par les yeux de ce petit garçon vif et malicieux. Il est impossible de résumer tous les aspects abordés, qui s’inscrivent tantôt dans un récit rapportant fidèlement les quinze premières années de la vie de l’auteur : famille directe et élargie, copains, filles, contacts avec la nature, révélation de la sexualité, catéchisme, grand’messe, école, vie communautaire, scandales, maladies, tragédies, découverte de la mort ; tantôt sous forme de rubriques : la luxure, les riches et les pauvres, le péché, les saints, les commandements, les vertus théologales ou les autres : « Les Vertus Cardinales ne sont pas celles que pratiquent les cardinaux mais “sont ainsi appelées car elles sont les gonds cardinaux de la bonne vie”. Je les voyais en forme de portes décorées de fleurs, oscillant lentement sur leurs gonds cardinaux » ; enfin sous forme de portraits de parents plus ou moins directs mais aussi de curés bons et mauvais, de nobles « distingués et isolés », de braves paysans, de tenanciers de bistrot, de saintes femmes et de femmes « de mauvaise vie », ou encore du vieux professeur : « Il marchait très lentement mais avec force, à petits pas mal assurés, les jambes très écartées. Il se présentait énergiquement, pour ainsi dire il brandissait sa tête au-devant de son corps ». On croit le voir. La moquerie n’est jamais méchante et tout le livre baigne dans une réelle joie de vivre, qui s’assombrira dans l’immédiat après-guerre quand s’amorce la métamorphose sociale qui tuera peu à peu cette civilisation villageoise à l’ancienne.

Mais si toutes ces valeurs sont vouées à la disparition, l’une du moins doit être préservée, et c’est précisément le dialecte. Dès sa plus tendre enfance l’auteur a été conscient de la valeur du langage (« j’ai eu des aventures avec les mots dès l’époque de la crèche »), et plus précisément de la différence qui existe entre le dialecte, langue privée, vivante, affective, et l’italien langue officielle, intellectuelle, abstraite. « Il y a deux couches dans la personnalité d’un homme ; au-dessus les blessures superficielles en italien, en français, en latin ; en dessous les blessures antiques qui en se refermant ont produit les croûtes de ces mots en dialecte. » Le dialecte de Malo est l’âme de la petite communauté, donc la clé de voûte du livre. Et c’est en ce sens que le traducteur ne pouvait en aucun cas avoir recours à un jargon vaguement « paysan ». Il a donc cherché des équivalences dans un dialecte (dont il ne révèle pas le lieu d’origine) qui existe encore et qui est assez riche pour correspondre aux termes « maloiens » émaillant le texte original : « Tata, tu veux entendre une histoire drôle ? – Raconte ma chérie – Papi Benni il a bouïavé la Rosina dans la salle de bains. » Qui ne comprend pas ?

Au prix d’un savant travail de linguistique le traducteur gagne ce pari hasardeux : même sans consulter le lexique de secours, le lecteur peut se plonger dans la vie foisonnante de Malo, dont il n’aura, lui non plus, aucune envie d’être délivré.

Monique Baccelli

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