Qu'est-ce qu'un marrane ?

La définition traditionnelle de « marrane » est d’une simplicité apparemment désarmante. Le mot est issu de l’espagnol « marrano », lui-même venant sans doute de l’arabe où il sert à désigner le pécheur, l’exclu.
Jacques Ehrenfreund
Jean-Philippe Schreiber
Les marranismes. De la religiosité cachée à la société ouverte
La définition traditionnelle de « marrane » est d’une simplicité apparemment désarmante. Le mot est issu de l’espagnol « marrano », lui-même venant sans doute de l’arabe où il sert à désigner le pécheur, l’exclu.

En espagnol, « marrano » désigne un être sale et dégoûtant, mais aussi un porc (l’animal) ; et les marranos sont les nouveaux chrétiens de la péninsule Ibérique, obligés de se convertir et qui en secret ont – ou auraient – continué à pratiquer leur foi et à en respecter les anciens interdits alimentaires. Les premières conversions forcées datent du IVe siècle, quand le christianisme devint religion officielle dans la péninsule Ibérique. Les conversions de juifs et de musulmans revêtirent une grande importance au XVe siècle. Les convertis occupaient alors souvent des postes prestigieux (ils étaient les banquiers de la Couronne) que leur enviaient les « vieux chrétiens », fiers de se réclamer d’une indéniable « pureté de sang ». Pour lutter contre la stigmatisation dont ils étaient victimes, les conversos multipliaient les preuves de leur allégeance à l’Église catholique. En vain. Ils furent soupçonnés de refuser de manger du porc, de conserver les rituels de leur religion d’origine. Leur catholicisme aurait donc été de pure façade, destiné à leur permettre de conserver leurs emplois et leurs fonctions : leur vraie religion, pratiquée en secret, serait un crypto-judaïsme… Créée en 1483, l’Inquisition chercha à l’éradiquer car les conversions s’étaient multipliées dans la décennie qui précéda le décret d’expulsion des juifs, pris en Espagne en 1492 et un peu plus tard au Portugal.

Le premier mérite de cet ouvrage consacré aux marranismes est de tenter d’élargir la catégorie de marrane à toutes les formes de foi secrète dans les cas de conversions imposées comme celles, entre autres, des protestants français après la révocation de l’édit de Nantes ou des catholiques en Angleterre. C’est le cas des marranes demeurés en Espagne et au Portugal, ou installés dans la France du Sud-Ouest, en Angleterre, ou mieux encore aux Pays-Bas, où ils forment une communauté tolérée, avec ses rabbins, ses lieux de culte, ses conflits et ses exclusions. Comme le souligne Natalia Muchnik, l’isolement et l’absence d’accès à des sources culturelles normatives définissent les marranes demeurés en Espagne ou au Portugal et ceux se trouvant en exil près de leurs frontières. Cet isolement est tel que les marranes du Sud-Ouest français n’eurent pas de contact avec les communautés juives des provinces du Nord-Est.

L’extension de la catégorie de marrane essayée dans cet ouvrage (protestants français, catholiques anglais, chrétiens rachetés aux barbaresques et soupçonnés de pollution islamique) montre les difficultés d’une telle entreprise. Le destin des juifs exilés en Angleterre, aux Pays-Bas, au Brésil, révèle des évolutions différentes, qui tiennent à des environnements spécifiques. Si certaines études insistent sur le maintien de la religion première dans le secret et sur le fidéisme qui l’accompagne (cas du mode de vie mashhadi), d’autres constatent un appauvrissement et parfois même, comme dans le cas des marranes installés au Brésil, un anéantissement tragique, sous le poids de l’éloignement et d’une fracture culturelle trop radicale. L’étude de Frédéric Gugelot, « Un maranisme inversé ? », analyse pour l’époque contemporaine le cas de juifs convertis, et dont la foi nouvelle ne peut être mise en doute, mais qui revendiquent, comme le fit publiquement le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, leur judéité. À la différence de leurs aînés, qui reniaient leur origine, pratiquaient une assimilation et un oubli total, devenant même parfois les tenants d’un nationalisme barrésien, ces nouveaux convertis mettent l’accent sur les racines juives du christianisme et inscrivent souvent leur foi sous le signe de la continuité.

Un dernier ensemble d’études est consacré à quelques figures contemporaines : Marcel Proust, Jacques Derrida, André Suarès.

Ce dernier, par ses ambiguïtés, semble le plus significatif et illustre parfaitement ce que suggèrent fragmentairement les diverses analyses portant sur les conversos des siècles passés. Ses porte-à-faux en font une figure paradigmatique et singulière de la modernité. On comprendra que j’aie pu être surpris que le marranisme de Marcel Proust, juif par sa mère mais baptisé, soit rattaché à son homosexualité ou au statut du narrateur dans la Recherche. Je ne vois pas dans de semblables rapprochements le souci de cohérence qu’exige une réflexion de cette nature.

On se réjouira des questions ici posées, des informations nouvelles apportées, des voies ouvertes. On peut souhaiter que l’analyse, avec les adaptations nécessaires, soit étendue à l’Afrique colonisée, aux terres objets de missions. Il y a quelques années, Jacques Proust, s’intéressant aux échanges culturels avec le Japon, remarquait que les convertis autochtones, après l’expulsion, la mise à mort ou l’apostasie forcée des missionnaires jésuites, avaient continué à pratiquer un christianisme qui, soumis à une transmission orale déformante, contaminée par la religion majoritaire, sans référence écrite accessible, n’avait plus rien à voir ni avec la religion officielle ni avec la religion nouvelle qu’ils pratiquaient en secret. Une vision optimiste de ce processus avance l’hypothèse d’un syncrétisme, alors qu’il s’agit d’une déperdition, d’une espèce de recréation en forme de non-lieu. Ce fut sans doute le cas de la diaspora brésilienne.

Dans sa postface, Maurice Kriegel s’interroge sur le soupçon qui pèse sur les marranes. Les juifs les suspectent de trahison, les chrétiens de vivre dans le mensonge et de continuer à pratiquer leur religion première. Il reste donc aussi à s’interroger sur ce regard dépourvu d’empathie porté sur des hommes et des femmes dont on finit par oublier qu’ils furent avant tout des victimes.

Jean M. Goulemot

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