A lire aussi

Livre du même auteur

"Une muraille de langage"

Le personnage principal de ce roman, Thomas, est affronté au langage. Tel qu’il se manifeste proche et impénétrable à la fois dans l’intimité familiale, le langage n’est que du sens dérobé : « le plus étonnant pour moi, concernant la famille, c’était quand ils se tenaient tous assis dans la pénombre ; et que sortait de leurs bouches une sorte de psalmodie dont le rythme lent et sinueux, dont le timbre sombre d’une gravité sépulcrale contaminait l’air lui-même ». Il ne parvient pas à apprendre de langue étrangère, et tente, lui, le jeune frère, de comprendre le journal tenu par ses deux sœurs jumelles mortes et qui lui paraît indéchiffrable.
Le personnage principal de ce roman, Thomas, est affronté au langage. Tel qu’il se manifeste proche et impénétrable à la fois dans l’intimité familiale, le langage n’est que du sens dérobé : « le plus étonnant pour moi, concernant la famille, c’était quand ils se tenaient tous assis dans la pénombre ; et que sortait de leurs bouches une sorte de psalmodie dont le rythme lent et sinueux, dont le timbre sombre d’une gravité sépulcrale contaminait l’air lui-même ». Il ne parvient pas à apprendre de langue étrangère, et tente, lui, le jeune frère, de comprendre le journal tenu par ses deux sœurs jumelles mortes et qui lui paraît indéchiffrable.

L’homme qui parle dans ce livre vient vivre sur la côte, parmi les goélands et les rochers, il a vendu son appartement pour traduire ce journal. Sur cette côte, où il est né, il rencontre un inconnu qu’il nomme l’intrus et qui est comme « l’étrangereté » du langage devenu une personne avec toute l’opacité que cela comporte, mais dans une sorte aussi de réciprocité. L’intrus, comme le narrateur, vit seul, entouré de choses à déchiffrer. Chacun raconte des faits mais transmet surtout l’atmosphère de grisaille qui entoure les choses. Ils vivent l’un et l’autre dans un mal-être imprécis que l’on retrouvera, mais plus acéré dans les fragments du journal d’Esther, tout entier fait de la difficulté de parler. Elle ne parvient pas à s’exprimer par le langage tel qu’il existe. S’en fabriquer un, oblige à la traduction, sujet même du roman. D’autres événements encore surviennent et semblent parallèles aux ressources des dictionnaires dans lesquels s’est plongé l’intrus. L’intrus raconte sa vie, notamment un accident de voiture et la mort d’une chienne. Le narrateur et lui roulent la nuit sur une route de campagne. 

Cet échange de récits brefs entremêlés de fragments de journaux intimes (Esther, Alina) et de descriptions de photos montre comment chacun est enfermé en lui et comment chacun aurait aussi bien pu être l’autre. Souvent, tout semble plongé dans une sorte de pénombre, dans une « matière informe visqueuse » qui dans le journal d’Alina est la matière indistincte au milieu de laquelle se déplace une conscience devenue anonyme. « La pensée tant qu’elle cherche à penser a une vie abjecte. Elle tend à chaque instant à se vautrer dans son habitude d’être elle-même. » Ce qui se passe pour ces quatre personnages qui ne diffèrent que de nom est ce qui se passe pour chacun des lecteurs, la matière en est leur, comme l’est le langage, mais comme la traduction, sur le point d’avoir lieu, engluée dans son indétermination provisoire et qui ne cesse de l’être.

Le langage est partout présent, rien que pour en décrire la faillite, il n’y a que lui pour la dire et cette faillite se manifeste peut-être par la tristesse des paysages ou la solitude des lieux. Tout se déroule presque toujours sous un temps gris et pluvieux : « Ciel gercé. Averses. / Vagues de pluie depuis des semaines. » C’est un monde restreint, un champ de regard limité, quoique vaste, sur la mer. On s’y enfonce comme dans une matière « informe et visqueuse ». La traduction s’enlise. Tout se passe sous un « ciel qui masque à peine la nuit » dans un monde moite qui ne se décrit que dans un langage dur dont rien ne sort. Les personnages, comme le dit l’un d’eux, sont encastrés dans le visible et ce n’est pas le langage qui les en sort.

Thomas et l’intrus se mettent en devoir de traduire ces journaux intimes. Mais le texte déchiffré, une histoire familiale ne cesse de les renvoyer à une sorte d’immobilité mouvante. Tel le paysage qui entoure les deux hommes, le langage se déplace dans du fixe toujours à égale distance de son sens. Il absorbe et ne restitue pas, tout comme les lieux plus ou moins déserts s’accumulent sans rien laisser passer.

Ce roman est une tentative de déchiffrement dont il ne convient de décrire que ce moment où elle est en suspens au-dessus du texte pendant qu’il se déroule, impénétrable mais non pas incompréhensible, au fil des paysages monotones et pluvieux. On est en pleine traduction en train de se faire et jamais achevée. « Tâche impossible que de traduire le manuscrit. Trop de difficultés. Souvent le regard de l’intrus s’éloigne des pages qu’il lisait l’instant d’ avant, il pose le stylo qui traçait sur un cahier sa tentative de traduction (qu’il va dès lors je le prévoyais, laisser à son inachèvement). » Cet « inachèvement » constitutif de toute traduction va sous d’autres manifestations parcourir tout le livre, sous forme de faits et de gestes qui s’interrompent, comme si la suite en manquait. Thomas et l’intrus pour se reposer de la traduction se mettent en devoir d’abattre un vieil et grand arbre et il n’en reste que du néant. Plus loin, il n’y a plus que des photogrammes comme moyen de jonction (manqué).

Il y a renversement du langage de Thomas dans les journaux des sœurs, elles ont les mêmes difficultés d’approche que lui.

Idiome, le nom n’a évidemment pas été choisi au hasard, est un essai de matérialisation du caractère infranchissable des langues qui jamais ne peuvent passer, telles quelles dans une autre, elles ne sont réductibles qu’à elles-mêmes. Elles ne parlent qu’à elles-mêmes au moyen des détails visibles qui marquent la durée des êtres et des choses. À l’idiome n’accède que qui le parle.

Georges-Arthur Goldschmidt