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Faust est un des grands mythes des Temps modernes : Christopher Marlowe (1564-1593), contemporain de Shakespeare, l’adapta au théâtre à la fin du XVIe siècle, dans « La Tragique Histoire du docteur Faust », avant que Tirso de Molina (1583-1648) adapte à son tour Don Juan au début du XVIIe siècle, l’un des autres grands mythes de notre modernité.
Augusto Forti
Faust. Le diable et la science
(PUF)
Faust est un des grands mythes des Temps modernes : Christopher Marlowe (1564-1593), contemporain de Shakespeare, l’adapta au théâtre à la fin du XVIe siècle, dans « La Tragique Histoire du docteur Faust », avant que Tirso de Molina (1583-1648) adapte à son tour Don Juan au début du XVIIe siècle, l’un des autres grands mythes de notre modernité.

La naissance d’un mythe soulève souvent des questions. Faust est-il véritablement un mythe nouveau ? Pactise-t-il avec le Diable pour découvrir les secrets de la connaissance, comme Prométhée déroba le feu aux dieux ? George Steiner, dans Les Antigones (1984), dénombre quatre mythes modernes pouvant rivaliser avec les mythes antiques : Faust et Don Juan ; Hamlet et Don Quichotte. Mais il s’interroge sur leur postérité, car, d’après lui, un mythe se mesure à la capacité de se répéter. Existe-t-il des Hamlets, des don Quichottes ? Hamlet n’est-il pas que la reprise du mythe d’Oreste, qui tue sa mère pour venger son père ? La folie livresque de Don Quichotte, qui confond la réalité et la fiction, est-elle contagieuse ? Sans doute. Concernant Don Juan, la postérité de ce mythe est plus évidente (Molière, Mozart, Byron, Pouchkine, Kierkegaard…). Quant à Faust – de Marlowe à Goethe et de Boulgakov à Valéry et à Thomas Mann –, il semble répondre aux critères du mythe, bien que les ressemblances avec Prométhée soient débattues. De plus, entre Faust et Don Juan, il serait encore possible d’établir certaines analogies : l’un et l’autre, à leur manière, sont des séducteurs et défient les limites de la vérité révélée. On pourrait également se demander par là même quelles relations entretiennent leurs « partenaires » féminins (Marguerite et Elvire) avec des personnages littéraires tels que la princesse de Clèves, Manon Lescaut, la Julie de Rousseau, la Merteuil de Laclos, l’Ellénore de Constant ou Madame Bovary, sans parler des créatures sadiennes.

Mais Augusto Forti circonscrit son propos uniquement à Faust et, plus particulièrement, à celui de Christopher Marlowe en traquant « entre les lignes » les présupposés scientifiques que recèle cette œuvre. Il n’analyse rien. Il se contente de dresser un état des lieux. « Nous ne rédigeons évidemment pas un traité d’histoire des sciences ; nous entendons juste décrire à quel point l’atmosphère scientifique de son époque a influencé Marlowe. » Faust, le Faust de Marlowe, n’est pas prométhéen : il n’est qu’un « bourgeois » qui bénéficie, entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, au moment de la Renaissance élisabéthaine, de la crise des valeurs traditionnelles en Europe, de l’essor du capitalisme, des progrès de la science, du machinisme, du mariage de la science avec la technique et de son divorce d’avec la théologie. Désormais, on n’est plus théologien ; on est mathématicien. Les guerres de Religion ont fini par tuer Dieu. Certes, la magie, blanche ou noire, va bon train et continue d’alimenter les spéculations irrationnelles du docteur Faust. Toutefois, quelque chose change ou a changé. Pour ne mentionner que les repères les plus saillants : Christophe Colomb a découvert l’Amérique (1492) ; Machiavel a écrit Le Prince (1513) ; Copernic a détrôné la Terre du centre de l’univers (1543) et Galilée réduira bientôt la vision céleste de Dante à une observation expérimentale dans Le Messager des étoiles (1610). « Adieu la théologie, dit Faust. Pourquoi devrions-nous être les victimes du péché originel ? Il pose alors la pensée de l’homme, la connaissance, la science, comme la vraie rédemption, la libération humaniste de la Renaissance à l’égard du dogme. C’est l’opportunisme positif du bourgeois, prêt à s’allier à quiconque, fût-ce le diable, pour le savoir, le pouvoir, la richesse et la beauté. » 

Le franciscain Roger Bacon (1214-1294), l’aristotélicien Pietro d’Abano (1250-1315), le mathématicien John Dee (1527-1608) et le médecin alchimiste Agrippa (1486-1535) auraient inspiré Christopher Marlowe. L’idée qui revient est toujours la même : l’émancipation scientifique en faveur d’une société plus libérale par rapport à l’autorité théologique de l’Église et de sa police, l’Inquisition. Dans ce sens, une grande part de la pensée moderne qui émergea à la Renaissance est redevable à Averroès (1126-1198), le philosophe arabe qui défendait la possibilité de critiquer le contenu des textes sacrés (on se dit aujourd’hui qu’il devrait être lu davantage par les intégristes). Pietro d’Abano et l’aristotélisme dit de Vénétie se revendiquaient de lui. Leur foyer était l’université de Padoue et l’on ne peut s’empêcher de songer à Pétrarque, ce Pétrarque vieillissant qui mourut en 1374 à Arquà, non loin de cette ville où il occupait une charge ecclésiastique. En 1367, en naviguant sur le Pô, il écrivit un bref traité en latin, Sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres, pour répliquer à quatre jeunes averroïstes qui appartenaient peut-être à la mouvance de l’université de Padoue et qui lui reprochaient de croire aux Écritures ou aux belles-lettres, sans les mettre suffisamment à l’épreuve de la philosophie. L’avenir ne lui donna pas raison : son humanisme n’annonce ni Faust, ni Galilée, ni Einstein.

Au XVIe siècle régnait la foi optimiste dans la science et dans les progrès de l’humanité. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que cet optimisme commence à décliner : à Verdun, à Auschwitz ou à Hiroshima. Pourtant, le siècle dernier, conjuguant le pire et le meilleur, est un siècle qui aura vu se réaliser quasiment toutes les promesses que Méphistophélès fit à Faust : un déferlement de progrès scientifiques et techniques qui a contribué à améliorer la vie sur Terre en la rendant plus confortable, comme jamais auparavant. Et le siècle suivant ne le dément pas. Pourquoi alors le mythe faustien ne correspondrait-il plus à notre inquiétude ? « L’histoire de Faust paraît se terminer dans les années 1930 et 1940, les années du grand conflit mondial, avec une espèce d’ultime représentation, donnée par un groupe de physiciens autour de Niels Bohr, qui ont percé les secrets de l’atome et qui, en même temps, nous ont apporté l’Apocalypse : la bombe atomique », conclut Augusto Forti, sans apporter vraiment de réponse.

Jean-Pierre Ferrini

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