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Le châtiment de la beauté

Article publié dans le n°1013 (16 avril 2010) de Quinzaines

 Un roman à la fois doux et brutal, comme écrit en sourdine, en deçà d’un récit repris, comme un fil que l’on tire d’une précieuse passementerie qui se défait. Un beau portrait de femme en même temps qu’un conte sur le désir empêché, l’amour et l’infidélité, l’ennui et la soumission, la politique et la volupté, la liberté et son châtiment. 
Jacques Tournier
Francesca de Rimini
(Seuil)
 Un roman à la fois doux et brutal, comme écrit en sourdine, en deçà d’un récit repris, comme un fil que l’on tire d’une précieuse passementerie qui se défait. Un beau portrait de femme en même temps qu’un conte sur le désir empêché, l’amour et l’infidélité, l’ennui et la soumission, la politique et la volupté, la liberté et son châtiment. 

La beauté de certaines femmes empêche le monde de tourner rond alors que d’autres, parfois, par leur sacrifice et leur soumission, le sauve, maintenant un équilibre entre les forces terribles qui traversent le monde. « La guerre était partout », et l’unique moyen d’empêcher la chute de la Romagne dans le gouffre du conflit entre Guelfes et Gibelins se love dans le corps charmant d’une jeune femme, fille du gouverneur de Ravenne dont on sacrifie le destin sur l’autel de la raison d’État en la mariant à un triste « stropiat », fils du podestat de Rimini. « Elle payait le prix de la guerre. Elle aurait préféré se dire : c’est le prix de la paix, mais elle était en guerre. »

Le roman se fait la chronique des désillusions de cette femme à la beauté fascinante qui, si elle accepte son sort, se replie sur elle-même et s’avoue « tout haut à elle-même qu’elle vit désor­mais en infirme, absente de son corps », enfermée dans son nouveau logis, recluse, livrée à un époux qu’elle abhorre et qui la poursuit de ses assauts afin qu’elle lui donne descendance. La nouvelle vie de Francesca, arrachée à sa famille, est d’un ennui noir, d’une pesanteur terrible ; elle veut s’échapper, rêve d’une autre existence ; même ses chiens adorés l’agacent, rien ne compte plus, elle s’abîme dans son absence à elle-même, renonçante. Elle découvre néanmoins un étrange refuge, un lieu paisible où elle se sent à nouveau vivante : le château de Verucchio qui surplombe le village de la nourrice qu’on lui a attaché, bâtisse à demi en ruine, ultime demeure de la mère de son mari, dans lequel elle retrouve quelque chose d’elle-même, ses rêves peut-être, le calme profond de la campagne, cette qualité de silence que viennent seulement troubler les oiseaux. Elle s’y attache, le fait remettre en état, espère s’y échapper, enfin délivrée de cet homme brutal, boiteux, qu’elle ne peut souffrir.

De la solitude, de l’ennui et du silence profonds, parfois naissent les passions les plus échevelées, les plus inqualifiables. Ainsi, comme naturellement, par le contraste qui les différencie, Francesca succombe dès la première rencontre au charme viril et vénéneux de Paolo, frère cadet de son époux tyrannique, homme sensible, gracieux, qui la regarde comme nul autre. Il lui offrira un livre recopié pour elle, Lancelot du lac de Chrétien de Troyes (1), ils se retrouveront, leurs corps s’attacheront l’un à l’autre comme en un contrepoint sensuel à l’amour courtois, ils s’aimeront follement, se partageront dans la clandestinité et le secret, au cœur de la nuit, jusqu’à la mort. Cet amour secret et interdit se nourrit de sa propre fiction, du sentiment qui naît des belles choses qu’ils partagent, de ce livre si puissant sur l’amour contrarié et impossible. « Dans le désert de sa chambre, à travers la voix du poète, elle sait qu’une autre voix lui parle, qui se plaint d’être mal aimée. » Un amour qui s’apparente à une conjuration du destin, à la seule révolte qui reste, celle du sentiment et des corps, de la licence et du trouble, de la sublimation d’une réalité honnie. Francesca existe désormais au travers de sa passion, ne vivant plus que pour elle, dans le rêve de l’impossible.

Le roman de Jacques Tournier est à la fois une sorte de complainte triste du destin de cette femme si belle « qu’on la surnommait Beata, comme une vierge de vitrail » en même temps qu’une réflexion épurée sur la transgression, l’incorrection des gestes spontanés, la condamnation de l’amour. Tout ici est impossible, rien ne peut résister au poids de l’époque, aux règles immuables, aux lourdes obligations, tout est condamné d’avance à l’écrasement, tout est politique. Jacques Tournier écrit un récit d’une tonalité subtile, à la fois léger et dur, sur l’amour impossible, la jalousie dévorante, le corps féminin et le désir particulier qui y grandit, la parole ou le silence qui les lient, l’absence, le terrible émoi des solitudes extrêmes, les contradictions entre sentiment et réalité, la représentation que la conscience se fait du monde, tantôt emportée par l’amour, tantôt rétrécie par le désarroi d’un exil intérieur, la déportation de la sensualité, le refus et la joie. Il écrit une simple histoire d’amour et de ses complications, de la jalousie et de la vengeance, de la faute et de son expiation violente ; il raconte à nouveau ce qui nous porte depuis des siècles et que nous nous répétons à l’envi.

Car le roman est ici répétition, reprise, ravaudage, reconduction. Jacques Tournier ne se limite pas à raconter une célèbre histoire d’amour entre une noble dame et son beau-frère dans l’Italie du xiiie siècle, mais réordonne au contraire ce qui a déjà été dit, écrit, rejouant pour ainsi dire l’essence même de la littérature amoureuse, symbole générique, et ordonnant une réflexion sur la mémoire de la littérature, sur le signe que l’on trace avec ceux qui nous précèdent. En écrivant à nouveau l’histoire de ces deux amants, Jacques Tournier propose une sorte de petit conte au travers des autres, se reprenant toujours, appuyé en quelque sorte à une énorme mémoire, pour répéter, mêlant sa voix à celles des maîtres, pour dire quelque chose de la durée, de la manière dont le même se perçoit en s’ajoutant, sur la façon dont la littérature nous porte, nous soutient, nous aide simplement à vivre. Nous nous souvenons des paroles de Francesca et de Paolo au Chant V de L’Enfer de Dante dont le récit de Jacques Tournier se nourrit comme d’un sang régénéré, intarissable : « Amour, qui à aimer contraint qui est aimé, me fit prendre de lui un plaisir si fort que, comme tu le vois, il ne m’abandonne pas encore./Amour nous a conduits tous deux à la même mort : le cercle de Caïn attend qui nous arracha la vie. »  Et nous sentons aussi qu’il interroge leur damnation dans l’œuvre du grand poète, et que peut-être, il essaie ici de leur redonner une chance d’être jugés autrement.

1. Aujourd’hui, ce roman est édité sous le titre Le Chevalier de la charrette.

Hugo Pradelle

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