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Un roman nomade

Enfant de perdition de Pierre Chopinaud est un roman « nomade », large et généreux, qui semble sortir de nulle part tant sa langue paraît étrangère à nos classifications habituelles.
Pierre Chopinaud
Enfant de perdition
(P.O.L.)
Enfant de perdition de Pierre Chopinaud est un roman « nomade », large et généreux, qui semble sortir de nulle part tant sa langue paraît étrangère à nos classifications habituelles.

Le livre raconte pourtant une histoire assez simple qui pourrait s’apparenter à un « fait divers » (Omar, un jeune arabe qui a sombré dans la délinquance, assassine celle qui avait été sa mère adoptive, Sidonie) ; mais dans cette histoire, on entend sourdre l’Histoire, la guerre, les guerres de 39-45, d’Algérie, en Yougoslavie, plus encore, des légendes, des mythes, si bien que la langue en devient épique, déborde le cadre réaliste du récit. Une autre explication est possible. Enfant de perdition est un roman d’éducation qui raconte en trois parties (Infantia, Pueritia, Adolescentia) l’enfance et l’adolescence du narrateur. Ce qui est raconté est vu par conséquent avec, par ces yeux-là, des yeux qui ont tendance à transformer la réalité en « féérie », fut-elle cauchemardesque, et peut-être faut-il aller chercher Rimbaud pour en saisir la portée, le Rimbaud d’Une saison en enfer.

En entamant la lecture, très vite, on a l’impression de se perdre. On se sent submerger par une mer de mots, de phrases. On doit en accepter le dérèglement, les ramifications infinies, rhizomatiques, dont rêvaient Deleuze et Guattari. « Dans un livre, comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. » La perdition est aussi celle du roman, un grand roman de la perdition. Faulkner je crois disait qu’il ne voulait pas que son lecteur comprenne sans effort ce qu’il avait écrit lui-même avec effort. La représentation de la réalité n’est pas que prosaïque ou sociologique. La langue de Pierre Chopinaud ouvre des béances.

Le narrateur qui revient d’un voyage dans les Balkans (la fin du livre correspondra au départ de ce voyage) raconte pour commencer dans la première partie (Infantia), sans doute la plus laborieuse, son enfance dans un village qui surplombe Lyon et la vallée du Rhône. On a besoin de temps pour se familiariser avec chaque personnage qu’un glossaire utile présente en tête de l’ouvrage. Progressivement on découvre les membres de la famille, tous empreints d’une dimension quasi biblique (les aïeux Othello et Adolorée, le grand-père Abraham, le père qui « fabriquait des crânes », la mère à la langue maternelle qui vient d’Italie). On découvre les lieux ou les acteurs qui composent ce théâtre de la mémoire, les amis du narrateur, Jonathan et Eloi, les « Français », ceux qui sont du bon côté et les autres, Tony, les enfants perdus de la maison Vautrin, les « Arabes » qui vivent dans la vallée, ceux qui sont issus de « l’universelle bâtardise » (l’expression est récurrente). Ces deux côtés structurent la géographie de tout le livre en relatant comment le narrateur va devenir justement un « enfant de perdition » lorsqu’il prendra le parti de l’universelle bâtardise après l’assassinat par Omar de Sidonie (Pierre Chopinaud n’est pas pour rien un lecteur de Jean Genet).

Mais l’événement le plus important n’est pas le crime. Au centre du roman, quelque chose de plus intime arrive, qui affectera gravement la conscience du narrateur vers l’âge de onze ans. Willy, fils d’un plâtrier portugais et ami de Tony, les entraîne avec Jonathan dans une grange, car il prétend qu’il a le pouvoir de faire parler les morts. Il installe des objets, dont une petite édition de l’Évangile selon saint Jean. À l’aide d’un dé qui décide du numéro de la page à lire, il tombe sur une phrase qu’il profère en la psalmodiant comme si le mort parlait : « L’enfant de perdition afin que l’Écriture fût accomplie ». L’enfant de perdition est Judas, le traître. Jésus est en train de dire adieu à ses apôtres avant sa mort et adresse cette ultime prière à son Père. « Quand j’étais avec eux, en ton nom que tu m’as donné, je les protégeais, veillant à ce qu’aucun d’eux ne se perde, sauf celui [l’enfant de perdition] qui devait se perdre pour que se réalise l’Écriture » (Jean, XVII-12). La phrase va ainsi fêler la conscience du narrateur. Après cette espèce de messe noire, il a le sentiment qu’une « entité métaphysique hostile » le hante et pendant trois ans il ne parviendra pas à s’en départir. Le monde lui semble désert. Parmi les siens, il se sent solitaire. Un état qu’on assimile à une démence qui finira par se soigner par elle-même alors qu’il est au lycée et qu’il loge à Lyon chez sa tante. On croit à l’efficacité de séances d’acupuncture, mais une lecture anarchique de L’Unique et sa Propriété de Max Stirner est plus probable. « À mesure que les phrases que je lisais et leur rythme singulier vivaient de leur vie propre dans ma mémoire, elles devenaient son unique contenu et remplaçaient ma propre histoire puisque ainsi tout ce qui était ma cause était une illusion dont je me défaisais ». Pierre Chopinaud écrit qu’en lisant Stirner, le narrateur fait l’expérience d’une liberté qui l’enfante par l’histoire. Il se sait désormais anonyme, n’a plus de nom, de naissance civile, plus d’enfance, de famille. Il est maintenant enfant de perdition. « Tel était le nom de la nuit d’où jaillirait mon enfantement par l’histoire. » 

Le narrateur éprouve donc doublement sa perdition : une première fois, par l’entité métaphysique hostile qui rédime le monde autour de lui ; une seconde fois par le crime d’Omar et de l’universelle bâtardise. Les apparences du bien qui l’avaient constitué jusqu’à présent sont mises à mal. Les Balkans d’où il revient et où il s’apprête à partir à la fin du livre ne le démentira pas. Partout l’enfer a été colonisé à l’image de ces crânes que le père fabriquait au tout début du livre et qu’il exhibait dans la maison.

Seule Vénus, la fragile étoile du matin scintille dans le ciel, comme Dante dans la langue que parle la mère du narrateur revoit les étoiles en sortant de son enfer. « La nuit étant sans bout je pris la lande par le côté et franchissant des buissons d’aubépines [on songe à Proust] je trouvai sous un arbrisseau une surface de mousse où m’étendre et attendre dans l’espérance que comme cesserait la nuit Vénus se lèverait sur l’horizon. »

Jean-Pierre Ferrini

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