Sur le même sujet

De Berlin à Cracovie, une exploration

Alfred Döblin, dont on connaît Berlin Alexanderplatz, n’était pas particulièrement disposé aux voyages. Médecin, il préférait soigner ses malades dans un quartier populaire de Berlin. Il va pourtant en Pologne en 1924, attiré par cette nation reconstituée en 1919, après trois cents ans d’occupation, russe d’un côté, allemande de l’autre et dont à l’époque, on ne sait pas grand-chose.
Alfred Döblin
Voyage en Pologne
Alfred Döblin, dont on connaît Berlin Alexanderplatz, n’était pas particulièrement disposé aux voyages. Médecin, il préférait soigner ses malades dans un quartier populaire de Berlin. Il va pourtant en Pologne en 1924, attiré par cette nation reconstituée en 1919, après trois cents ans d’occupation, russe d’un côté, allemande de l’autre et dont à l’époque, on ne sait pas grand-chose.

C’est l’aspect concret, la vie quotidienne, la réalité telle qu’elle s’offre à la vue qui conduit Döblin à ce reportage précis, varié, documenté. 

Ce qui d’abord le frappe à Varsovie, ce sont les disproportions, l’énorme et monstrueuse cathédrale russe Alexandre-Nevsky, en cours de démolition en tant qu’emblème de l’occupation russe dont les marques sont partout présentes. Entouré de palissades, ce gigantesque bâtiment figure l’oppression dont la Pologne fut, au cours des siècles, la victime ; d’où l’importance du bref rappel illustré d’anecdotes de l’histoire polonaise. 

Döblin évoque les révolutionnaires de la fin du XIXe siècle qui après Mickiewicz préparent la Libération de la Pologne. Elle ne se fera que grâce aux grands bouleversements dus à la Guerre mondiale.

Ce qui intéresse surtout l’auteur de Berlin Alexanderplatz, ce sont les « détails révélateurs », tels qu’il les a mis en scène dans son roman berlinois, gares, nombreuses et longuement décrites, cours, escaliers, églises ou synagogues, foires et marchés. Varsovie est à la fois décrépite et moderne, il y règne une superposition visible d’époques comme simultanées. Il décrit les personnages de rencontre, Juifs orthodoxes et hommes avec leur châle de prière ou marchands juifs trop nombreux, qui vendent n’importe quoi, la plupart des professions leur étant interdites. Certains, les marchands de peaux, entre autres, peuvent devenir très riches, mais ils ne représentent qu’une petite minorité. Döblin, toujours en mouvement, s’efforce de capter ce qui fait l’essence de ce pays, à la fois divers et uni dans un même sentiment national très exclusif. Le chapitre consacré à la ville de Lemberg (aujourd’hui Lvov) traite de façon précise de ce problème.

De plus en plus, son attention est attirée par la population juive misérable qui vit majoritairement de la vente de guenilles et représente environ le tiers des habitants de Varsovie. L’administration impériale leur a volontairement attribué des noms de famille tous plus grotesques les uns que les autres, Seidenstrumpf (bas de soie) ou Buterfass (tonneau de beurre). Partout on vit à deux moments parallèles de l’Histoire. Des populations dont on n’a aucune idée en Europe occidentale, vivent dans des conditions ancestrales entre des îlots d’une modernité très développée. 

C’est le problème juif qui, pour une part, a attiré Döblin en Pologne, comme le rappelle dans sa postface Heinz Grüber, l’actuel éditeur des Œuvres complètes. Issu d’une famille totalement intégrée et indifférente aux problèmes religieux, Döblin fut très tôt confronté à l’explosion de l’antisémitisme. L’incitation initiale lui est peut-être venue du pogrom de 1923 dans le quartier dit Scheunenviertel de Berlin qui se déroula sous l’œil bienveillant de la police, lors des premières grandes manifestations nazies dans les rues de la ville.

Ce n’est pas par hasard, que tout un chapitre porte sur « La ville juive de Varsovie », le « célèbre » ghetto qui en 1943 opposa une résistance héroïque aux nazis venus l’anéantir. 

Les juifs vivent comme hors de l’histoire et ce n’est que tardivement qu’ils entrent dans l’ère contemporaine : « la liquidation du Moyen Âge juif commença en Europe orientale dans la seconde moitié du XIXe siècle » écrit Döblin. Il décrit avec une grande attention ce monde étrange, comme surgi d’un autre temps. « Le matin. Masse étonnante de vieux hommes à barbe blanche. Beaucoup de caftans sales, déchirés. Leurs regards dans ces visages barbus, blêmes et jaunes. Intense vie commerciale sur le trottoir et la chaussée ; beaucoup aussi sont appuyés aux murs, avec une expression très calme, éteinte. »

Le voyage mène l’auteur à travers les villes importantes, le séjour à Lublin est l’occasion d’un pittoresque incident d’hôtel qui se reproduira à Cracovie. À Lublin aussi la modernité côtoie un monde comme hors du temps, les juifs y sont pris entre ancienneté et émancipation intellectuelle. Un vieil homme, un vieux juif, traîne un cercueil au bout d’une corde, accompagné d’une foule hurlante au milieu de laquelle une femme s’accroupit et pisse. 

Ce que voit l’auteur est un ensemble de faits et de situations devenus étrangers au monde occidental. De ce fait, ce voyage est à bien des égards une incursion dans un croisement d’époques. À Borislaw il se rend sur un site d’industrie pétrolière. À Cracovie, l’ancienne capitale et une très belle ville ancienne, il visite une école juive et les nombreuses églises, il y admire le retable de Veit Stoss.

Dans toutes les villes, ce sont surtout les Juifs qu’il décrit car ils sont particulièrement marqués par cette rupture qui les fait vivre dans le passé, sans qu’ils puissent vraiment prendre pied dans leur temps, à chaque instant exposés qu’ils le sont à la permanence de la menace et bientôt à sa réalisation. Il termine sa visite par un séjour à Lodz où il tombe sur une librairie allemande dont la vitrine est « ornée » d’un ouvrage allemand au titre parlant : « le péché contre le sang ».

Döblin est attentif à l’évolution politique et sociale, aux problèmes ethniques de ce pays encore tout jeune et dont les formes de gouvernement ne sont pas encore assurées du côté de l’évolution vers la démocratie, il sent mieux que personne la tragédie juive. Ce livre qu’on peut lire dans la belle traduction de Nicole Casanova tout d’intensité et d’observation généreuse, est aussi un magnifique tableau de voyage.

Georges-Arthur Goldschmidt

Vous aimerez aussi