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L'énigme

Article publié dans le n°1013 (16 avril 2010) de Quinzaines

À la fin de son premier roman (1), Antoni Casas Ros écrivait : « j’ai rêvé de mon prochain roman. Je ne compte pas m’arrêter là ! Un sujet à la hauteur de mes ambitions. Celui-ci n’est qu’un prélude. […] Au travail, essaie de t’étonner toi-même ! ». C’est chose faite ! Avec Enigma, il nous enchante par la virtuosité d’un style cristallin, la profondeur d’une construction en abîme saturée d’ironie et de jeux formels, qui portent une histoire troublante, sensuelle et douloureuse. Nous croyons désormais un peu plus au pouvoir de la poésie, enivrés de son parfum sulfureux, proférant avec l’auteur « que la souffrance soit la porte de la littérature ».
À la fin de son premier roman (1), Antoni Casas Ros écrivait : « j’ai rêvé de mon prochain roman. Je ne compte pas m’arrêter là ! Un sujet à la hauteur de mes ambitions. Celui-ci n’est qu’un prélude. […] Au travail, essaie de t’étonner toi-même ! ». C’est chose faite ! Avec Enigma, il nous enchante par la virtuosité d’un style cristallin, la profondeur d’une construction en abîme saturée d’ironie et de jeux formels, qui portent une histoire troublante, sensuelle et douloureuse. Nous croyons désormais un peu plus au pouvoir de la poésie, enivrés de son parfum sulfureux, proférant avec l’auteur « que la souffrance soit la porte de la littérature ».

Enigma est un roman courbe, un espace mouvant, instable, perturbant, comme tout ce qui fait entrapercevoir un changement radical dans l’ordre des choses et de la pensée. Antoni Casas Ros entreprend l’aventure dangereuse, prométhéenne, de la vie conçue comme l’expression de la littérature, sa forme achevée, vivante. Il interroge l’énigme sensible de la langue et de l’organique, du sens de la fiction, de son implication protéiforme, du suspens existentiel qu’elle induit. Elle s’apparente à l’ultime perturbation, au renversement du monde, de sa signification et de ses conséquences. Tout est tout, tout se transforme, tout se meut, sans source précise si ce n’est celle des termes qui nous donnent chair et nous font exister, dénaturés et perdus au cœur même de la nature du monde. Le roman détruit en même temps qu’il crée, effusion indicible d’ego insaisissables qui haïssent autant qu’ils adorent.

Le livre de Casas Ros n’est pas un plan, mais un volume dont la forme se déploie à partir de quatre points qui lui confèrent une perspective – la poésie. Ainsi, quatre personnages se confient tour à tour, au gré d’une force centripète qui se referme à la façon d’une ammonite, laissant se dévoiler un récit multiple lisible sous plusieurs angles, comme autant de variations qui se surimpriment, palimpseste d’existences et de leurs formulations. « Nous sommes des fictions créées par notre ego. » Un étrange quatuor formé par Joaquim, professeur d’université brillant et autoritaire, affligé d’un mal étrange qu’il a baptisé Enigma, forme intime d’une pulsion destructrice qui a pour objet sacrificiel les livres, Zoé, une de ses étudiantes dont il est désespérément amoureux, jeune fille à la beauté diabolique qui essaie d’écrire un roman intitulé, lui aussi, Enigma, elle-même amoureuse de Naoki, héritière d’une grande famille japonaise qui porte un lourd secret la condamnant au mutisme, passionnée par l’œuvre musicale d’Edward Elgar Enigma Variations, que Ricardo, poète catalan à la fascinante beauté virile, tueur à gages d’un genre particulier, récitant, auteur d’un magnifique recueil inscrit sous le titre d’Enigma Variations, désire absolument posséder. Voici les grands traits, sous les auspices d’une phrase d’une longueur aberrante, d’une disposition depuis laquelle nous devinons toutes les formes d’équations que peuvent emprunter leurs discours, comme autant de formules qui réagencent sans fin le problème.

Les connexions entre leurs vies répondent au besoin impérieux, corporel et mystique, qu’ils ont de se découvrir, de se compléter. Autour de la littérature, de la souffrance et de la douleur que se nouent les destins de ces êtres aboutis dans leur propre fiction. Ainsi, s’agrègent-ils, poussés par leurs désirs insatisfaits et complexes, autour d’un projet démentiel, « le crime que nous allons perpétrer contre la littérature » : supprimer les fins de certains ouvrages, les remplacer par d’autres et les mettre en circulation, provocant, avec la complicité d’Enrique Vila-Matas, des réactions en chaîne à la fois jouissives et terrifiantes. La littérature devient une nourriture avec laquelle on joue. Ils se rejoignent physiquement et symboliquement dans le texte de leurs existences possibles, faisant du faux – paraphrase de Gide – l’essence même de leur démarche, proposant ainsi des récits « sur-naturés », puissants parce que modifiés dans la nature même de leur achèvement rendu désormais impossible. Ils vivent alors l’impossibilité de terminer et aperçoivent l’essence de la beauté, celle rendue par l’infinité de la littérature. Ils sont – existants ou inexistants – dans la langue même, ensemble, retrouvés par-delà eux-mêmes.

L’expérience qu’ils tentent joyeusement, comme égarés, les fait se réunir autour de l’épreuve des textes et de ce qui les lie puissamment à la douleur, à la souffrance et à la mort. Ils s’éprouvent dans la sexualité, dans la découverte de l’autre comme d’un trésor, comme si les corps se muaient en textes et le désir en possibles. « … comme si le croisement de nos vies construisait un nouveau texte avec des personnages anciens, chargés d’un destin particulièrement puissant. […] Il n’y a plus de frontière entre la réalité, la fiction, nos vies et notre amour de la littérature. […] c’est un peu comme si nous formions à nous quatre une vérité poétique qui s’exprime à travers la sexualité, qui invente un grand corps où quatre fragments trouvent leur complétude. » Les personnages découvrent la plénitude de cet état au travers d’une société secrète, suspendus aux gestes d’une enfant rousse, prophétesse d’un cérémonial violent et sacrificiel qui les rend à leur vraie nature, libérés de leurs démons intérieurs, enfin vierges. Chez Casas Ros, l’amour déborde, se rejoue, original, faisant se confondre expérience et fantaisie, vérité et fiction, dans l’établissement d’un autre corps pour la littérature.

Au-delà d’un livre fascinant sur le désir et la sexualité, la violence et la souffrance, sur ce qui se joue de la vraie vie dans la littérature, Enigma est un grand roman de l’irréalité, de cette disjonction entre le vrai et le faux, annihilation de l’existence concrète pour donner corps au désir abstrait. « Il y a dans chaque situation une abstraction sous-jacente à la réalité et c’est là mon lieu de prédilection. » Casas Ros se meut dans un autre espace, par-delà la réalité. C’est dans la figure du monstre, de l’hybride, du corps multiplié, qu’il ébauche une poétique rare et sensuelle, celle d’une réalité objectivée par la conscience poétique. L’ambition de Casas Ros d’explorer la réalité par le devers de la fiction ou du fantasme, par l’embrassement des formes de la littérature conçue comme l’espace le plus vrai, le plus objectif, donne une autre dimension à son travail, celle d’une ode au désir flamboyant, au pouvoir vénéneux des mots, à l’infinité du potentiel de la poésie. Il souhaite tout dire, sans fin, faisant de ses personnages les signes de ce qu’ils sont et ne sont pas, abolissant, avec une ironie subtile et distante, la clôture de l’œuvre, la relançant par ses propres possibles, « à l’écoute de l’énigme du monde et de ses variations infinies ».

1. Antoni Casas Ros a fait paraître Le Théorème d’Almodovar (Q.L. n° 971) en 2008, suivi l’année d’après d’un recueil de nouvelles intitulé Mort au romantisme (Q.L. n° 989).

Hugo Pradelle

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