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C’est entre décembre 1952 et janvier 1953 que fut écrit ce bref roman qui restitue comme peu d’autres œuvres de la même époque le climat interne d’une Allemagne figée par le nazisme. C’est entre 1939 et 1944, la vie d’un « émigré de l’intérieur », comme on disait à l’époque.
Arno Schmidt
Scènes de la vie d'un faune
C’est entre décembre 1952 et janvier 1953 que fut écrit ce bref roman qui restitue comme peu d’autres œuvres de la même époque le climat interne d’une Allemagne figée par le nazisme. C’est entre 1939 et 1944, la vie d’un « émigré de l’intérieur », comme on disait à l’époque.

Le héros de l’histoire, Heinrich Düring qui n’est autre que Schmidt lui-même, tente de ne pas trop se faire repérer. Il mène une vie de petit-bourgeois frustré entre famille détestée et la petite lycéenne de rencontre, sa bicyclette et le jardinet entre Fallingbostel dans la lande de Lunebourg et Hambourg, où, archiviste local, il se rend en mission plus ou moins officielle et découvre l’histoire d’un déserteur français du temps de Napoléon qui se cacha dans une cabane. Düring s’y réfugie dans une sorte d’opposition par l’Histoire, comme déjà dans Brands Haide. Son fils avait été un HJ (membre des jeunesses hitlériennes) enthousiaste qui fut tué sur le front Est. Il personnifie peut-être exactement ce que Düring ne voulait à aucun prix. 

Le nazisme est partout présent, il s’est insinué dans toute chose, il a tout infiltré et même après, on le respire encore, une odeur que rien n’efface, entre 1947 et 1950. On n’est pas encore sorti du quotidien de l’hitlérisme : « Rien ! Je ne sais rien ! J’me mêle de rien ! Mais y a une chose que je sais : tous les politiques, tous ces généraux, tous ceux qui d’une façon ou d’une autre commandent, donnent les ordres sont des pourris, sans exception ! Tous ! Je me rappelle encore très bien des grands pogroms ; je n’oublierai pas la fois où les types de la SA, chez le Dr Fränkel, ont fracassé à coups de hache sa machine à écrire et les cris aigus de son piano quand ils le lui ont balancé par la fenêtre, le poussant au suicide !... » 

C’est bien parce qu’il a si fortement été marqué par cette infiltration de la bêtise absolue dans toutes les fibres profondes de l’Allemagne du temps, qu’il peut à ce point faire voir la dictature, non en fait historique révolu, mais comme la substance même de l’angoisse quotidienne. Arno Schmidt sait faire toucher du doigt ces petites choses, ces « détails révélateurs » qui sont le tissu même du temps historique.

Tout est rendu par brèves saccades verbales en une succession apparemment désordonnée mais qui ne fait que restituer le flux de conscience discontinue, ainsi que Düring le proclame mais dont l’unicité n’en est que plus flagrante, il n’échappe à aucun moment à son témoin : lui-même. Comme dans Léviathan ou d’autres œuvres de Schmidt, ce sont à chaque fois des sortes d’interjections, d’interruptions, en saillie par lignes sortantes en italique qui marquent les sauts du flux intérieur où tout se mêle dans une diversité d’autant plus parlante qu’elle révèle à la fois le dedans et le dehors. On voit à la fois le paysage et ce qui s’y passe, on entend les bruits et ressent presque de l’intérieur la sensation d’oppression et de resserrement de cette époque. 

La vie telle quelle

L’un des intérêts aussi de ce livre est qu’il fait très fortement éprouver le quotidien : la vie telle quelle, non en tant que période historique mais en quelque sorte dans sa physique, dans son train-train souligné par le prodigieux déploiement de toutes les variantes de la langue allemande, admirablement rendues par Nicole Taubes – dans son emploi le plus dru, telle qu’elle vient du ventre et telle aussi qu’elle est saisie dans son raffinement le plus grand, dans la plus érudite des cultures. Arno Schmidt sait mêler le trivial, les gros sabots et la connaissance la plus étendue des registres et possibilités de la langue allemande, sans qu’il y ait lieu de les différencier. Il n’y a pas, à vrai dire, des niveaux de langue « incompatibles », l’énergie verbale est la même partout et la coloration, dût-elle justement changer du tout au tout de personnage en personnage, n’en reste pas moins cohérente. Arno Schmidt utilise une technique narrative qui lui permet de faire se dérouler le monologue intérieur de son personnage, il nomme cela une trame (Raster) que le lecteur remplit lui-même par son propre monologue intérieur, comme si ce qui est écrit en romain entre les italiques en était le bruit de fond. 

La substance, le goût est à chaque fois donné par ces lignes ou mots en italique qui ouvrent un autre fragment de récit sans rapport souvent avec ce qui précède, mais dont l’inflexion particulière n’est qu’une certaine accentuation de l’ensemble. 

Le faune est peut-être une sorte de résurrection du déserteur français (Thierry ou Catère), en tout cas un irrécupérable, comme l’était Arno Schmidt lui-même, aujourd’hui encore le grand marginal de la littérature allemande, l’anti-nazi par essence et qui puise justement son matériau dans ce qui est le plus allemand : le xviie allemand méconnu, Jean-Paul et E.T.A. Hoffmann, Raabe, Döblin mais aussi dans les autres littératures, surtout Joyce, Borges, Nabokov ou Gadda. Son écriture, tout en même temps provinciale et allemande du Nord, au point d’en conserver par écrit les tics phonétiques et jusqu’aux accents, n’en est pas moins universelle. Tout l’art de Schmidt réside dans sa capacité à transmettre au lecteur la pointe extrême de l’intime par la saisie minutieuse des particularités quotidiennes les plus insignifiantes ou graveleuses, d’habitude passées sous silence ou les plus élaborées ; tout cela volontairement mélangé : « ce tout-en-un d’égocentrisme borné et de joyeuse lucidité, d’obstination entêtée et de plaisir légitime de découvreur, de dissimulations et de dérobades, et d’humour volontaire ou involontaire » comme l’écrit Wolfram Schütte dans l’un des essais les plus intelligents jamais écrits sur Schmidt (1).

On ne peut qu’en admirer davantage la traductrice qui a su conserver toute la respiration, le tissu profond et les caractéristiques de ces Scènes de la vie d’un faune en les transposant dans une langue française dont toute l’orientation et les dispositions sont radicalement autres (2).

  1. Wolfram Schütte, « Die unbekannte Grösse » (Grandeur inconnue Arno Schmidt), in Merkur, n° 397, juin 1981.
  2. Remarquables notes de la traductrice en fin de volume. (Ce roman a été traduit une première fois par Jean-Claude Hémery et publié par Les Lettres Nouvelles.)
Georges-Arthur Goldschmidt

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