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Grâce à sa clairvoyance et son sens de l’esquive, Hans-Georg Gadamer (1900-2002) a su survivre au pire, sans se compromettre ni vraiment adhérer au régime national-socialiste, si bien qu’il est devenu, bien à son insu, l’incarnation du philosophe allemand, du clerc impeccable de la traversée d’un siècle marqué par l’irrémédiable destruction de la « pensée allemande ».
Jean Grondin
Hans-Georg Gadamer. Une biographie
Grâce à sa clairvoyance et son sens de l’esquive, Hans-Georg Gadamer (1900-2002) a su survivre au pire, sans se compromettre ni vraiment adhérer au régime national-socialiste, si bien qu’il est devenu, bien à son insu, l’incarnation du philosophe allemand, du clerc impeccable de la traversée d’un siècle marqué par l’irrémédiable destruction de la « pensée allemande ».

Disciple pourtant inconditionnel du penseur assez nazi que fut Martin Heidegger, il sut habilement de 1933 à 1945, conserver les apparences d’un heideggérien convaincu sans s’engager, contrairement à son maître, dans l’adhésion au crime. Fils d’un professeur de chimie de l’université de Breslau, Hans-Georg y commence ses études et suit en 1918-19 les cours du néo-kantien Richard Hönigswald qui fut frappé par les mesures racistes de 1933 et révoqué, comme tant d’autres, de son poste de professeur à Munich. Devant les protestations des étudiants et collègues, le ministère de la Culture de Bavière réexamina pourtant le cas de Hönigswald, mais une lettre hostile et dévastatrice de Heidegger mit fin à sa carrière. Heidegger en brisa ainsi quelques-unes (1).

Poursuivant ses études à Marburg, Gadamer y fut bientôt l’élève préféré du philosophe Nicolaï Hartmann qui était sur la voie d’un renouveau de pensée, s’écartant du formalisme régnant. Hartmann, à la suite de Max Scheler, semble avoir inauguré cette attention qui aboutira à la phénoménologie et au retour « zu den Sachen selbst », à la réalité telle quelle. Gadamer devint l’un de ses fidèles poursuivant jusqu’au cœur de la nuit dans la chambre de Hartmann, encombrée d’un énorme télescope, les séminaires privés, succédant aux « privatissima », séances réservées à une élite étudiante.

Au moment où il devint son disciple préféré, il découvrit Heidegger qui venait d’être nommé à Marburg en octobre 1923. Tout opposait Hartmann qui restait finalement dans le droit fil d’une philosophie classique, même s’il revendiquait une sorte de retour aux sources, à Heidegger qui voulait une destruction radicale de la « philosophie » jusque dans ses termes. De plus, Hartmann était un nocturne, et Heidegger un matinal qui faisait ses cours à sept heures du matin, en Seppelhosen, en culottes courtes bavaroises. « Quand la lumière s’éteint chez Hartmann, elle s’allume chez moi », disait-il. Le reste de sa longue vie et surtout la nuit hitlérienne Gadamer la passera à tenter de réconcilier les inconciliables et à toujours tirer son épingle du jeu. Il sera avec son collègue Ebbinghaus, l’un des rares à y parvenir, contrairement aux autres heideggériens qui, tels que Walter Bröcker, participeront, à la suite de leur maître, à l’engagement de la philosophie au cœur du nazisme, engagement qui pour Heidegger lui-même est, comme le rapporte Grondin, « une conséquence de sa philosophie dans Sein und Zeit », comme il l’explique à Karl Löwith à Rome. « Quoique plus sage, plus éclairée, l’attitude de Gadamer était celle de l’attente, de l’indécision et de l’absence d’engagement », écrit Jean Grondin. Il rappelle l’éducation prussienne stricte reçue par Gadamer qui, aussi rigide qu’elle fut, le préserva peut-être de la violence « opératoire » et vengeresse des intellectuels nazis, tels son collègue Kurt Hildebrandt parmi beaucoup d’autres et Heidegger lui-même dont la pensée pour une part était construite sur le ressentiment, comme Gadamer me le dit lui-même en 1987, lors du colloque Sartre à Francfort.

Gadamer restera marqué par sa participation malheureuse à la « nationale-socialiste Wissensschulung » (l’éducation du savoir national-socialiste) que Heidegger avait fondée à Todtnauberg. L’habituelle prudence de Gadamer lui évita cependant de s’engager trop avant et sa nomination à Leipzig en 1938 l’éloignera un temps géographiquement de Heidegger. En 1943, il prendra courageusement la défense du romaniste Werner Kraus menacé de la peine de mort pour sa participation au mouvement de résistance « Chapelle rouge (2) ». Il retrouvera Heidegger lors de sa nomination en 1950 à Heidelberg où il jouera un rôle déterminant dans ce que l’on pourrait nommer la réhabilitation politique de la philosophie allemande, qu’il tentera de rendre fréquentable, précisément en s’efforçant de faire passer par profits et pertes les compromissions de son maître. Ce qui lui importait, c’était la réhabilitation de la culture allemande dans la mesure où elle avait survécu au nazisme.

En 1960 en même temps qu’un hommage à Heidegger (Festschrift) où, après avoir essuyé un certain nombre de refus, il est bien obligé de réunir la fleur de la pensée prénazie, à savoir les frères Jünger et quelques émigrés sans rancune, Gadamer fait paraître son œuvre majeure, Vérité et méthode qui, pour Heidegger, est un recul par rapport à sa propre pensée. Pour Gadamer, il n’y a pas, à la différence de Heidegger, rupture fondamentale avec la métaphysique. Le langage, de plus, est apte à franchir ses propres barrières. « Comment la pensée de Heidegger pourrait-elle s’exprimer si la métaphysique n’avait pas parlé avant lui de l’être, de la vérité, du fondement et du Dasein, il n’y a donc pas pour Gadamer de langage barricadé de la métaphysique, mais seulement la langue que nous employons lorsque nous nous efforçons de penser et de vaincre les barrières pour nous entendre », écrit justement Jean Grondin.

Dès 1934, en effet, Gadamer s’était déjà étonné de la violence délibérée de la langue de Heidegger, hitlérienne dans son essence (3). Tous ses efforts après 1950 consisteront à rendre à la philosophie son aspect européen, à la normaliser, en somme. Il tente de resituer la pensée de Heidegger au sein de cet humanisme, sinon de cette humanité que celui-ci récuse de façon si absolue. Heidegger, d’ailleurs, se laissera faire, peut-être secrètement satisfait de ce retour à la civilisation. Jusqu’à plus de cent ans, notamment dans son dialogue avec Habermas, Gadamer jouera un rôle apaisant et actif dans la pensée philosophique allemande contemporaine dont il parviendra, peu à peu, à presque faire oublier sa compromission essentielle avec la nuit de l’humanité.

Le livre de Jean Grondin est un vaste tableau neutre et pénétrant de la pensée allemande du XXe siècle. Son importance peut se comparer au Heidegger de Safranski.

  1. Cf. Hugo Ott, (Payot) Martin Heidegger/ Éléments pour une biographie, ainsi en est-il du chimiste Hermann Staudinger, pp. 201-213 ou du mathématicien Alfred Löwy (ALLMENDE 36-37, p. 177) Laubhüttenfest 1940, Lehmanns. 2007, ISBN 3865411967.
  2. Il s’agit en réalité de « l’Orchestre rouge », mouvement de résistance contre le nazisme (cf. Kreisauer Kreis).
  3. H. G. Gadamer, Heidegger und die Sprache (Heidegger et la langue).
Georges-Arthur Goldschmidt

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