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Heidegger, « nazi par existence »

D’où vient qu’en 1952 un blanc-bec d’à peine vingt-quatre ans, tout juste licencié ès lettres, mention allemand, ignorant de tout, ait vu dès la page 127 de Sein und Zeit que Heidegger ...

D’où vient qu’en 1952 un blanc-bec d’à peine vingt-quatre ans, tout juste licencié ès lettres, mention allemand, ignorant de tout, ait vu dès la page 127 de Sein und Zeit que Heidegger ne pouvait qu’être passé par le national-socialisme, chose que tout le monde aurait tout aussi bien pu voir ?

Pourtant, cet ouvrage précède la prise du pouvoir par les nazis (1933) de six ans ! Ce même blanc-bec, pas même universitaire, se permit même, dès le 18 octobre 1974, d’attirer l’attention des lecteurs du Monde sur le militant national-socialiste que fut Martin Heidegger. Il récidive à plusieurs reprises, notamment dans La Quinzaine littéraire (n° 237, juillet 1976).

D’avance, tout un ensemble d’expressions indiquait nettement la volonté farouche de « Gleichschaltung », de mise au pas qui ne pouvait que correspondre aux objectifs du NSDAP. Au § 27, par exemple, de façon à la fois subtile et d’une extraordinaire violence, Heidegger s’en prend à la médiocrité (Durchschnittlichkeit), au « on » (man) qui, à force de se pousser en avant (vordrängende Ausnahme), finit par tout niveler. On voit bien qui est visé.

Mais, dès 1933, Heidegger étend cette prise en main aux étudiants, aux travailleurs, non seulement sommés de s’engager, mais contraints d’adhérer par leur existence même au Service du travail et au Service de défense (sic !), Wehrdienst, qui ne se différencie pas du Service du savoir (Wissensdienst), comme il le proclame dans son discours du 20 juillet 1933. Il mobilise travailleurs et étudiants le 4 janvier 1934 (Der Ruf zum Arbeitsdienst). En quelques textes et appels, Heidegger formule et impose l’essence du national-socialisme tel qu’il correspond intimement à sa démarche de pensée : l’Allemagne national-socialiste est seule en approche de l’Être, et sûrement pas la France (Wege zur Aussprache, « acheminement vers la parole » ?). L’ensemble de cette thématique – même s’il y a eu déception par rapport à la « lettre » du nazisme (trivialité) – reste intact, notamment dans tous les textes de l’après-guerre. La langue est encore, et peut-être plus que jamais, au cœur de la LTI (lingua tertii imperii), la langue du Troisième Reich (voir les séminaires du Collège international de philosophie, 2004-2006, Heidegger et la langue allemande).

En 1976 encore, dans Introduction à la métaphysique (édition allemande, pp. 27 et 152), on voit apparaître, évoqué de façon élogieuse, le « Führer », terme dont l’emploi, à cette époque, signifie adhésion explicite ; et, surtout, la « vérité et la grandeur du mouvement national-socialiste » y est explicitement évoquée, sans parler, évidemment de la tentative de justification en 1945 du rectorat 1933-1934, où le penseur de Messkirch tente de rendre compte de sa profession de foi en Hitler du 11 novembre 1933 (date qui ne fut pas choisie au hasard). Il faut surtout mentionner le fameux discours du rectorat : « L’auto-affirmation de l’université allemande » du 27 mai 1933, par lequel il met l’université allemande tout entière au service du parti nazi. Tout au long de ces années, rien ne change ; en 1957, dans À quelle fin des poètes, on est encore, bien que de façon allusive (p. 290 de l’édition allemande), au cœur de l’obsession antisémite, telle qu’elle s’exprime dans ces « cahiers noirs » dont il est tant question.

Ce n’est pas pour rien que Thomas Mann, qui savait tout de même un peu l’allemand et connaissait l’Allemagne, dit dans une lettre du 19 avril 1944, publiée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 20 Juin 2002, qu’il n’a « jamais pu souffrir Heidegger, ce nazi par existence ». Peut-être cette aversion a-t-elle aussi des raisons simplement humaines : à en juger par les amitiés de Heidegger, il est, en effet, loisible de se poser des questions, par exemple sur celle, indéfectible, avec Eugen Fischer, le professeur d’anatomie du docteur Mengele et l’un des principaux organisateurs de la stérilisation d’enfants « débiles » au printemps de 1937, et co-organisateur de « La solution finale », discours du 29 juin 1939. C’est lui qui fera dispenser Heidegger de travaux de défense passive par le Gauleiter Wagner. Heidegger lui conservera son amitié jusqu’à sa mort, en 1967.

Quant aux relations d’amitié entre Edmund Husserl et son disciple et successeur à Fribourg en 1928, Hugo Ott a montré dans Heidegger, éléments pour une biographie ce qu’il en était, à quoi on peu ajouter ce que Ludwig Landgrebe, le dernier assistant et éditeur de Husserl, a lui-même raconté au blanc-bec (non universitaire). Heidegger venait, les mercredis, après ses cours faire sa sieste chez Husserl et un jour de 1933, Husserl dit à Landgrebe: « Martin ne vient plus, je sais bien pourquoi ».

En 1954, madame Feist, qui était la propriétaire de l’appartement que Husserl louait à Lorettostrasse à Fribourg, raconta au blanc-bec qu’en mars 1938 Husserl, en tant que Juif, ne pouvait plus être ni propriétaire, ni locataire, ni même vagabond et fut contraint de partir en exil, à presque quatre-vingts ans. Aussi madame Feist alla-t-elle, par deux fois, proposer à Heidegger de mettre à disposition cet appartement à titre gracieux pour l’Institut de philosophie, afin que Husserl puisse au moins mourir en paix. Heidegger, par deux fois, lui opposa un refus catégorique et Husserl mourut en avril.

Aujourd’hui, où ça commence un rien à chauffer, il est bon de rappeler ces détails qu’on « ne saurait voir ».

Georges-Arthur Goldschmidt

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