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Article publié dans le n°1030 (16 janv. 2011) de Quinzaines

 L’ultime récit de José Saramago (1922-2010) s’apparente à une provocation, celle qui nous pousse à repenser, par le biais d’une fiction truculente et puissante, nos rapports avec les divinités, la culpabilité et l’autorité. Sa réinvention de Caïn est une aventure jouissive aux sources de notre sensibilité et de l’immense fiction qui nous porte.
José Saramago
Caïn (Caim)
(Seuil)
 L’ultime récit de José Saramago (1922-2010) s’apparente à une provocation, celle qui nous pousse à repenser, par le biais d’une fiction truculente et puissante, nos rapports avec les divinités, la culpabilité et l’autorité. Sa réinvention de Caïn est une aventure jouissive aux sources de notre sensibilité et de l’immense fiction qui nous porte.

Dans son Cahier, paru il y a quelques mois (1), José Saramago achoppait maintes fois à la question de Dieu, cette « pierre au milieu du chemin », y revenant toujours, la retrouvant devant ses pas comme un obstacle qu’il faut affronter de nouveau, une fois pour toutes, afin de se libérer en quelque sorte du poids de son regard et de son jugement. Il y confiait : « Comme je l’ai écrit en des moments de vaine interrogation métaphysique, (…) Dieu est le silence de l’univers et l’homme le cri qui donne du sens à ce silence. » Caïn, son dernier roman, comme avant lui L’Évangile… (2), ne fait qu’essayer de donner un corps à ce cri, de regarder la divinité bien en face, d’inverser les rôles, de tout entreprendre pour se défaire du joug de sa condition et vivre sa propre existence, en toute liberté.

Lors d’une dispute, Caïn répliquera à son Dieu : « Le jour devait venir où quelqu’un te placerait devant ton vrai visage. » Voici résumé, d’une façon bien didactique qu’affectionne Saramago, l’enjeu de ce roman bref qui nous entraîne au plus loin de ces « histoires antiques » dont il se fait le « rapporteur » et que va traverser un « homme acculé qui avance, poursuivi par ses propres pas, ce maudit, ce fratricide ». Car Saramago ne se contente pas de reprendre l’histoire du premier meurtrier, frère envieux d’un frère peu charitable, cet agriculteur sédentaire qui, ne trouvant pas les mêmes récompenses à ses offrandes que l’éleveur Abel, le tuera au milieu de nulle part, mais au contraire s’attache à l’errance sans fin à laquelle Dieu le condamne, marqué au front pour toujours. Le livre se fera le catalogue étrange et mystificateur de ses errances « sur une des nombreuses voies du passé ou sur quelque étroit sentier du futur » puisqu’il se déplacera, disparaissant et apparaissant sans crier gare, au travers de différents épisodes majeurs des récits bibliques, depuis la chute de Jéricho, la destruction de Sodome et Gomorrhe, l’édification de la tour de Babel, jusqu’au sacrifice d’Isaac par Abraham, à l’errance des Hébreux dans le désert et à l’arche de Noé…

Ce qui revient toujours, ce qui produit les mêmes effets et selon les mêmes causes, conforme la trame d’un récit qui fait appel à toutes nos lectures, aux fondements de notre littérature et de notre morale, remettant en cause tout ce que nous sommes sans le vouloir toujours et se moquant des raisons d’un monde qui déraisonne. Saramago ne souhaite rien de moins que de confondre Dieu et s’en débarrasser. Il fait ainsi de Caïn une sorte de Sisyphe en même temps qu’un Melmoth (3), un être errant, maudit, qui porte sur lui le poids du monde et son irrémédiable mauvaiseté. Mais, plus qu’une figure univoque, le personnage fait s’articuler le rapport que l’Homme entretient avec ses divinités, avec le temps et l’espace, comme avec l’image qu’il se fait de lui-même. Il incarne en somme un « sens moral inné » établit sur son « indéfinition identitaire ». Caïn soutient la condition humaine et affronte le poids de la parole et des actes de Dieu. Car le grand sujet de ce roman s’apparente bien à la dimension fautive de l’histoire humaine et surtout à la malignité de Dieu. Pour Saramago, il n’est nullement amour et force, mais cruauté et injustice, il constitue le traumatisme et l’épreuve de l’Homme qui devra se dépêtrer de son influence et s’affranchir de son autorité innommable et injuste.

En témoigne ce dialogue inaugural : « Étais-je le gardien de mon frère, Tu l’as tué, C’est vrai, mais le premier coupable c’est toi, J’aurais donné ma vie pour sa vie si tu n’avais pas détruit la mienne, (…) j’ai tué Abel parce que je ne pouvais pas te tuer toi, mais dans mon intention tu es mort. » Dieu est coupable, sacrificateur d’une humanité chétive, apparaissant comme un être indéfinissable, brutal, injuste et égoïste, fier et hypocrite, dénué de tout sens moral, persuadé d’être doté « d’une conscience si souple que je la découvre invariablement en accord avec tout ce que je fais » avouera-t-il. Caïn, au rebours d’une lecture conventionnelle, n’apparaît pas que coupable, il assume ici ses actes et se révolte contre l’inadmissible et le monstrueux, défiant ainsi Dieu et l’ordre du monde, dérangeant toutes les règles et s’affranchissant d’une force qui le surplombe. Saramago en fait un héros moderne, contempteur des fautes et des excès de la violence et de la loi, un affranchi.

En écrivain audacieux et communiste convaincu, Saramago revient aux origines, aux premiers pas hésitants et chaotiques de l’Homme, entrapercevant ses turpitudes essentielles et se réjouissant de sa liberté fondamentale. Il fait se confronter un réalisme prosaïque et ironique à la splendeur du mythe religieux. Il défait la création, triture le mythe pour lui faire dire autre chose, l’inversant en quelque sorte pour en changer le dispositif et modifier le cours de la représentation. Il reconnaît, au sens fort, le poids légendaire – ici du premier des crimes – et le contrebalance fraternellement. Quoi de plus transgressif en somme ? Il nous procure la joie euphorisante de se réapproprier ce récit une fois encore – entrecroisant son texte et des citations bibliques – avec le plaisir coupable de s’en moquer, de reconnaître toutes ses incongruités et ses invraisemblances, son poids ou sa distance en quelque sorte, de relire des mots qui nous portent alors qu’ils ont changé, que leur signification a été bousculé, que leur véracité et leur sens profond sont pesamment remis en cause. Saramago allie finalement la force de la parole de Dieu et l’insoumission de sa lecture. Tel est pris qui croyait prendre semble-t-il marmonner à chaque page.

1. Le Cahier (Textes écrits pour le blog septembre 2008-mars 2009), traduit du portugais par Marie Hautbergue, Le Cherche Midi, 250 p., 18 €. Ce volume est assez anecdotique, reprenant des textes variés, écrits selon l’humeur, à chaud en quelque sorte. Certains sont très drôles ou fort bien vus, d’autres plus discutables ou décevants.
2. L’Évangile selon Jésus-Christ, Seuil, 1993 (repris en coll. « Points ») est peut-être avec L’Année de la mort de Ricardo Reis son roman le plus célèbre et le plus commenté.
3. Sisyphe avait vu ce qu’il ne fallait pas voir, dit ce qu’il ne fallait pas dire, Melmoth subit une terrible malédiction dans l’un des plus grands romans noirs. Melmoth, l’homme errant de R. Ch. Maturin (Phébus, coll. « Libretto »).

Hugo Pradelle

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