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Insensibilité, défiance, hostilité… la musique ne suscite pas que des réactions favorables ; examinant la question sous l’éclairage de la littérature, Frédéric Sounac, le maître d’œuvre de ce dossier, distingue cinq variétés de « mélophobie ».
Collectif
La mélophobie littéraire. Revue Littérature N°66
Insensibilité, défiance, hostilité… la musique ne suscite pas que des réactions favorables ; examinant la question sous l’éclairage de la littérature, Frédéric Sounac, le maître d’œuvre de ce dossier, distingue cinq variétés de « mélophobie ».

Il existe d’abord une mélophobie radicale qui prend la forme – l’apparence, peut-être – d’une indifférence totale à la musique. Il s’agit souvent d’auteurs qui reconnaissent leur parfaite inaptitude musicale et chez qui ce défaut d’inclination « naturelle » peut s’accompagner de jugements dépréciatifs à l’endroit de la musique. C’est le cas d’André Breton, qui rejette en bloc la musique à cause de son caractère prétendument confusionnel (1).

Freud, quant à lui, ne dit pas de mal de la musique. Dans une lettre, il se déclare « amoindri dans ce domaine de la sensibilité », mais cette défaillance n’est peut-être pas le fin mot de l’histoire ; il semble que son psychisme mette ici en œuvre une sorte de défense, comme le suggère cette phrase souvent citée : « Une disposition rationalisante ou peut-être analytique lutte en moi contre l’émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému ni ce qui m’étreint. »

À côté de cette mélophobie viscérale, il y a une mélophobie que Frédéric Sounac qualifie de « philosophique ». Et il consacre lui-même un chapitre au cas de Hegel, à la volonté de celui-ci de « tenir en respect » la musique, de lui assigner une place limitée. Hegel, lui aussi, manifestait une certaine ignorance en la matière, et on peut constater la rareté des pages qu’il a dédiées à la musique. Hegel résiste, en quelque sorte, à l’essor de la musique instrumentale, « pure », « absolue » ou « autonome », comme on voudra. Cette musique à ses yeux a un défaut majeur : elle se soustrait au logos philosophique et défie ainsi la vocation universalisante de ce dernier. Pour que la musique puisse s’intégrer dans le système de Hegel, fondé sur le contenu et non sur la forme, il faut qu’elle ait recours à la parole. D’où la préférence du philosophe pour le théâtre lyrique.

La mélophobie philosophique a aussi, bien sûr, des expressions plus proprement littéraires. Ainsi, Ulrich, le personnage de L’Homme sans qualités de Musil, définit-il la musique « comme un évanouissement de la volonté et une destruction de l’esprit ». Dans cet ordre d’idée, un chapitre de la revue est consacré à Kundera, un auteur qui, pour concevoir ses œuvres, s’est d’ailleurs inspiré de certains musiciens (de Beethoven et de sa technique de la variation, par exemple). Kundera se souvient de séances au piano où, enfant, il répétait passionnément et indéfiniment les deux mêmes accords joués fortissimo (2) ; la valeur de la musique n’a pour lui rien à voir avec la force des émotions qu’elle provoque. Selon Kundera, la musique, par l’idéalisation des sentiments qu’elle a réalisée aux dépens de la raison, a contribué à la naissance de l’homo sentimentalis, ce type d’homme qui érige en valeurs ses sentiments.

Une autre catégorie de mélophobie associe l’hostilité à l’égard de la musique à la contestation de la classe dominante. La cible est ici plus particulièrement la musique dite « classique » et qu’on devrait appeler « savante ». L’exemple choisi dans la revue est celui de Jacques Prévert, qui détestait ce genre de musique comme résumant « l’ordre bourgeois et son carcan de mauvaises valeurs », et fustigeait d’autre part « les connaisseurs à l’ouïe trop mélomanisée ». Ainsi, dans les films dont il a écrit les dialogues, les mélomanes sont le plus souvent des êtres malfaisants. L’hostilité de Prévert pour la musique savante est proche parente de son anticléricalisme (musique et religion ont eu des liens étroits) comme de son antimilitarisme (l’armée ne néglige pas la musique, la fanfare en particulier que Prévert a en horreur). Le piano n’a pas les faveurs du poète : c’est l’emblème de la musique des riches, de « l’éducation bourgeoise, artificielle et stérile ».

Mais quand Prévert ne se laisse pas embarquer par ses préjugés, il trouve « merveilleuse » la Water Music de Haendel, ajoutant malicieusement : « Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences. » Par chance, les œuvres dignes de ce nom ne demeurent pas prisonnières des circonstances de leur création, et rien n’empêche une musique du XVIIIe siècle écrite pour l’agrément de quelques aristocrates d’enchanter un artiste populaire du XXe.

D’autre part, la musique n’est pas seulement la complice de l’ordre bourgeois ; comme elle « ne parle pas », selon le mot de Henry Barraud dans son autobiographie (3), elle a pu constituer aussi pour les jeunes gens de ce milieu le moyen d’échapper à la surveillance incessante qui s’exerçait sur eux.

Frédéric Sounac discerne encore une mélophobie historico-politique, celle qu’incarne mieux que tout autre Thomas Bernhard lorsqu’il s’en prend à l’Autriche, ce pays qui selon lui s’auto-vénère en célébrant Mozart pour esquiver sa responsabilité pendant la période nazie.

Depuis Ulysse et le chant des sirènes, la musique fait l’objet de condamnations morales : c’est une séductrice, une tentatrice, une corruptrice, on cherche à se dérober à son pouvoir… En 1996, Pascal Quignard a publié La Haine de la musique où cet art, à partir du constat somme toute banal que « les oreilles n’ont pas de paupières » (Kant parlait du « manque d’urbanité » de la musique : elle franchit les murs), se voit adresser de terrifiants griefs. On ne peut qu’être saisi par l’ouverture du « viie traité » : « La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. Elle est le seul art qui ait été requis comme tel par l’administration des Konzentrationlager (4). » Difficile de souscrire à de pareils propos, même s’il est vrai (nous en avons peut-être fait l’expérience en suivant « innocemment » un défilé militaire et en nous surprenant alors à marcher à son pas) que la musique a de l’autorité sur les corps. En tout cas, Quignard va trop loin quand il prétend que le nazisme aurait révélé l’essence de la musique.

Et si, précisément, on refusait de reconnaître à la musique une quelconque essence ? Cela éviterait de parler de la musique comme d’une entité abstraite qu’on personnifie et à laquelle on prête les propriétés et les desseins les plus divers. Une entité séparée de ceux qui l’inventent, la pratiquent, l’écoutent. Rappelons un lieu commun utile : il n’y a que des musiques, entre lesquelles existent ce que Wittgenstein appelait des « ressemblances de famille ». Comme le souligne Jean Molino, le fait musical est un « fait social total (5) » : ce n’est pas la musique qu’il y a lieu de considérer, mais les usages multiples qu’en font les êtres humains. De cette façon, les outrances du style de celles de Quignard seront moins facilement envisageables.

Quant à l’auditeur, il serait un peu hâtif de le tenir pour un « mélophobe » dès qu’il n’apprécie pas toutes les musiques. Il est étrange de lire, dans le dossier qui nous occupe, cette épithète accolée au nom d’Adorno sous le seul prétexte de son aversion (non dépourvue d’ambivalence) pour le jazz. Même si l’on se cantonne à la musique « savante », un mélomane peut n’avoir aucun goût pour ce genre hybride qu’est l’opéra ; ou encore de l’antipathie pour le concerto, où un instrument soliste bataille sans raison avec l’orchestre. Heureusement, tout est possible, contrairement à ce que voudrait nous faire croire un consensualisme exaspérant.

1. Voir le livre de Sébastien Arfouilloux, Que la nuit tombe sur l’orchestre. Surréalisme et musique, Fayard, 2009.
2. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 105.
3. Henry Barraud, Un compositeur aux commandes de la Radio, Fayard, 2010, p. 70.
4. Pascal Quignard, La Haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p. 215.
5. Jean Molino, Le Singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique, Actes Sud/Ina, 2009.

Thierry Laisney

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