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Le XVIIIe siècle dans sa variété

 Riche saison que cet automne pour les publications dix-huitièmistes. Une bonne dizaine d’ouvrages s’accumulent sur mon bureau, divers, parfois inattendus, mais toujours éclairants et témoignant de l’intérêt que le XVIIIe siècle suscite chez les spécialistes et, espérons-le, dans le public. Si cette abondance de travaux de valeur, de textes significatifs republiés ou sortis du silence des archives mérite l’attention et suscite l’intérêt, il n’est pas facile de trouver un ordre un peu logique pour en rendre compte.
Collectif
Réseaux de l'esprit en Europe des Lumières au XIXe siècle (Droz)
Reginald Mcginnis
Essai sur l'origine de la mystification (Presses Universitaires de Vincennes)
Dix-huitième siècle, n°41. "Individus et communautés" (La Découverte)
L'Ecran des Lumières : regards cinématographiques sur le XVIIIe siècle (Voltaire Foundation)
Filmer le XVIIIe siècle (Desjonquères (L'esprit des Lettres))
 Riche saison que cet automne pour les publications dix-huitièmistes. Une bonne dizaine d’ouvrages s’accumulent sur mon bureau, divers, parfois inattendus, mais toujours éclairants et témoignant de l’intérêt que le XVIIIe siècle suscite chez les spécialistes et, espérons-le, dans le public. Si cette abondance de travaux de valeur, de textes significatifs republiés ou sortis du silence des archives mérite l’attention et suscite l’intérêt, il n’est pas facile de trouver un ordre un peu logique pour en rendre compte.

Commençons par Réseaux de l’esprit en Europe des Lumières au XIXe siècle. Ce qui apparemment nous éloigne de notre époque. Elle nous intéresse pourtant parce qu’on y tient compte d’une cartographie intellectuelle qui dépasse les frontières et rappelle que le XVIIIe siècle déjà, comme avant lui le XVIe et, avec d’autres moyens le Moyen Âge, ont donné une dimension européenne à la vie intellectuelle et culturelle. « Réseaux de l’esprit », la formule est belle. Elle se substitue à la traditionnelle république des lettres, telle qu’elle s’était constituée aux XVe et XVIe siècles. Plus que ne semblent le croire Wladimir Berelowitch et Michel Porret, préfaciers et éditeurs de ce remarquable volume collectif (Colloque international de Coppet, 2003), cette république est au XVIIIe siècle en crise et se survit comme une ombre au XIXe. À preuve les affrontements divers qui opposent les gens de lettres entre eux et parfois à ces réseaux, et les fins différentes poursuivies par les uns et les autres. Les républicains des lettres, au sens premier, servent le savoir. Pensons à Peiresc et à l’échange d’informations érudites que livre sa correspondance. Les réseaux analysés ici sont d’un autre ordre : toujours riches d’informations sur eux-mêmes, ils sont souvent défensifs, s’inventant des solidarités et des protections, préparant des stratégies d’attaque et des lignes de défense, poursuivant parfois même des buts politiques (colonialisme russe). Ainsi en fut-il, avant, et avec une réelle étendue, de la mouvance voltairienne, qu’évoque Didier Masseau, (réseaux philosophiques et d’hommes de pouvoir), mais aussi des solidarités antiphilosophiques autour de l’abbé Bergier, sans oublier les réseaux jésuites après l’expulsion. On est loin, même si ces réseaux conservent une dimension intellectuelle, de ce que furent la splendeur et l’imaginaire de l’archaïque république des lettres, dont Krzysztof Pomian analyse à son propos l’écart entre l’idée et la réalité vécue. Ceci rappelé, reconnaissons que le tableau que nous offre ce volume est d’une belle ampleur et propre à satisfaire notre curiosité. Divers réseaux y sont analysés, réseau genevois de la Société des Arts, réseaux russes, salons parisiens, cabinets de lectures, journaux, réseau maçonnique, Église morave... Un tel échantillonnage invite à comparer, à questionner, à préparer de nouvelles recherches. Qui ne s’en réjouirait ?

Autre jeu, pratique, amusement de salon : on ne sait quel mot il convient ici d’employer pour définir la mystification. Elle semble avoir remplacé dans les salons philosophiques les devinettes, charades et divertissements, intellectuels et mondains, pratiqués par les Précieuses et les cercles mondains du XVIIe. Diderot passa maître en l’art de mystifier et de raconter les mystifications dont lui et ses amis furent les auteurs ou les témoins. Les mystifications étaient si à la mode qu’on les donnait comme autant de nouvelles attendues avec impatience dans la Correspondance littéraire de Grimm ou les Mémoires secrets de Bachaumont. La première partie de cet essai est consacrée à la victime des premières mystifications : un certain Poinsinet, auteur de théâtre médiocre et qu’on mystifia dans l’entourage philosophique du baron d’Holbach et dans le milieu antiphilosophique. Cette mystification réelle et salonnière n’avait de sens que si elle était rendue publique. Ce qui semble contredire quelques-unes des bienséances des Lumières. La mystification racontée, jugée sur son ingéniosité, sa virtuosité est vite devenue un genre littéraire (La Religieuse de Diderot est sans doute la plus célèbre de ce registre). On s’est interrogé avant Réginald McGinnis sur le rapport qui devait exister entre la mystification et la philosophie (Élisabeth Bourguinat, Le Siècle du persiflage, 1998 et Pierre Chartier, Théorie du persiflage, 2005) et il existe de nombreux ouvrages (Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, entre autres) sur la signification profonde et les enjeux du phénomène. Je ne crois pas que le recours à la théorie du bouc émissaire de René Girard soit ici très pertinent. Pour ma part, je trouve plus intéressant l’imaginaire de l’écriture que la mystification met en œuvre. Quels pouvoirs lui sont reconnus ! En outre, il existe une unité théorique et effective entre manipulation (extraordinairement mise en scène dans Les Liaisons dangereuses) et mystification. Pourquoi ne pas y joindre l’art du conte philosophique à la Voltaire qui consiste à mener le lecteur par le bout du nez pour ne pas dire de la plume ? En ce sens, la conclusion de cet essai de McGinnis, « De la fin du mystère » semble parfaitement éclairante.

Le numéro 41 de la revue annuelle Dix-huitième siècle, publiée par la Société française d’étude du XVIIIe siècle est, à bien des égards, passionnant. Il renoue avec quelques-uns des numéros de réflexion méthodologique ou épistémologique qui ont marqué l’histoire de cette revue et le regard porté sur la discipline. Non pas sur les études dix-huitièmistes. Elles ne constituent pas, bien évidemment, une discipline – mais, au-delà du champ d’études que constitue le XVIIIe siècle, l’histoire des idées, mise à mal par Michel Foucault, et obligée par lui à se repenser, à définir ses espaces, à devenir naturellement pluridisciplinaire. Dans une très longue introduction à deux voix, Yves Citton et Laurent Loty définissent le questionnement mis en œuvre dans l’espace européen des Lumières ; ce dont on les remerciera, les Lumières n’ayant pas leur origine ni leur développement dans la seule France. Leur réflexion porte sur l’individuation, sa relation avec le sentiment et le sens de l’appartenance à une communauté, ce qui représente une des tensions essentielles des Lumières et plus tard de la Révolution, sans aller jusqu’aux plus contemporains des modèles de vie sociale ou d’organisation politique.

Ce numéro pourrait s’intituler Moi, eux et nous. Pourtant le projet d’actualiser les études littéraires et de leur demander de nous aider à comprendre les problèmes contemporains par le biais d’un retour à des Lumières radicales est sujet à débat. En outre, un tel retour a pour les hommes de ma génération un goût assez amer de revenez-y, dont on connaît les limites. On peut douter que ce recours au XVIIIe siècle né des incertitudes du temps présent soit efficace car l’Histoire, processus de changement, est passée par là. Mais il permet de mettre en valeur une des tensions essentielles qui traversent la pensée, l’imaginaire et les pratiques du XVIIIe siècle. Comment faire pour que l’individu ne perde pas sa singularité et son autonomie dans la communauté ? Pourquoi, ainsi que le constate Le Contrat social de Rousseau, l’individu pour déléguer sa parcelle de souveraineté doit-il se dépouiller de sa singularité, pour la retrouver, le contrat et la délégation entérinés. À cet égard, je trouve que la couverture de la revue (un dessin préparatoire de David au Serment du Jeu de Paume) offre une illustration parfaite de ce processus, ici politique. Les membres de l’Assemblée réunie au Jeu de Paume y sont nus, c’est-à-dire dépouillés partiellement de leur singularité puisque leurs visages sont peints, et ce afin que s’effectue le passage d’individus singuliers à une assemblée s’engageant collectivement par un serment ici et là un contrat.

Ce numéro Dix-huitième siècle compte plus d’une quinzaine d’études. Elles balisent divers espaces sociaux (la loi, la médecine, le public de théâtre, la communauté universitaire), divers sentiments d’appartenance (la communauté des âmes sensibles, la fraternité révolutionnaire, la solitude, l’esprit de corps...), se confrontent à divers auteurs : Marivaux, Dom Deschamps, Rousseau, Crébillon fils...). C’est dire sa richesse. On appréciera la forme adoptée d’un dictionnaire. Bel exemple de forme-sens : les mots n’y sont-ils pas, de par leurs sens, des éléments singuliers, mais qui constituent ce vaste ensemble qu’on appelle la langue ? Articulation parcellaire mais passionnante du singulier et du collectif.

Le XVIIIe siècle, rappelons-le, possède un statut singulier dans le patrimoine historique et littéraire. Il a été longtemps justiciable d’un triple discours, ce qui correspond à une triple image. Allons vite : des historiens du politique, du social et de la pensée, qui construisent un discours sans cesse reconstruit du savoir ; de l’institution politique qui se démarque ou se légitime par sa relation aux Lumières, qui en France par le canal de lectures communes et de l’enseignement de l’histoire nationale, a depuis la Troisième République travaillé presque sans interruption à œuvrer au consensus républicain. Il existe enfin un discours militant sur les Lumières, souvent d’instrumentalisation, qui pose ceux qui le construisent et le profèrent comme leurs héritiers. Ce fut le cas avec les républicains tout au long du XIXe siècle jusqu’à la chute de l’Empire, et plus près de nous avec les communistes surtout durant le stalinisme à la française, quand le PCF se forgeait une image de parti de gouvernement. Ce triple discours semble n’avoir plus guère de réalité dans le monde contemporain. L’enseignement de l’histoire s’est éloigné d’une vision séculaire du passé. Le discours institutionnel ne fait plus guère allusion aux Lumières comme modèle ou leur prête des valeurs qui ne lui appartiennent pas comme les droits de l’homme. Quant au discours militant, il semble actuellement s’être installé dans les marges de la recherche. Pendant longtemps, l’image commune du XVIIIe siècle s’est construite par les livres, les commémorations, les discours, et très peu par les images. L’École, celle des manuels d’histoire, pauvres en gravures, a nourri la représentation des Lumières. L’art du XVIIIe siècle, sujet jamais traité, le recours peu fréquent à l’iconographie pour illustrer les extraits choisis, laissaient à l’imagination, aux impressions et aux sentiments, un vaste rôle. Le XVIIIe siècle et ses Lumières relevaient du discours lu ou écouté. Nul doute que les choses ont changé. S’il existe une représentation commune du XVIIIe siècle, c’est fondamentalement le cinéma et la télévision qui la construisent. D’où l’importance de deux ouvrages sous la direction de Laurence Schifano et Martial Poirson consacrés à la filmographie du XVIIIe siècle, française ou étrangère. La thématique en est variée : personnages, Beaumarchais, Sade, Marie-Antoinette... œuvres, actualisées ou non comme Les Liaisons dangereuses de Laclos, maintes fois filmées, fictions tendant à rendre l’esprit du siècle ou ses contradictions. Les points de vue sont divers : analyse du message que transmettent les images ; travail du cinéaste qui se demande que filmer du XVIIIe siècle et comment. Il n’est pas question ici, et heureusement, de réfléchir à la vérité de ces images du siècle, mais de repérer des éléments de sa reconstruction. Il y a dans ces deux ouvrages parus simultanément des découvertes de films ignorés, des analyses d’une grande pertinence, un chantier ouvert qui fait intervenir universitaires et créateurs. Des questions se posent, souvent traitées ici sur le film d’adaptation, sur le film historique et sur la mémoire que construisent ces images et les banalités qu’elles servent aussi à véhiculer. Enfin sur ce qu’elles nous révèlent de nos rêves, de nos inquiétudes, de nos désirs et de nos réalités (1).

1. Signalons un volume publié par Modern Humanities Research Association, dû à Ritchie Robertson et Catriona Seth, Le Paradis perdu, d’Évariste-Désiré de Parny, Londres, 2009. Il s’agit d’une édition copieusement et richement annotée avec une longue introduction en anglais consacrée à Parny (1753-1814) et à l’épopée religieuse. On appréciera la qualité typographique et intellectuelle de cet ouvrage.

Jean M. Goulemot

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