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Transferts culturels

 Voilà un volume attendu. Depuis quelques années, on s’intéresse à nouveau aux échanges politiques et culturels européens et particulièrement à ceux qui concernent l’Angleterre et la France au XVIIIe siècle. Il existait des travaux anciens, ceux de Georges Ascoli et de Gilbert Chinard, par exemple, certes utiles, mais bien vieilli. Un vent nouveau souffle désormais sur les échanges culturels.
Cultural transfers : France and Britain in the long eighteenth century (Voltaire Foundation)
Collectif
Imaginaires gothiques aux sources du roman noir français (Desjonquères (L'esprit des Lettres))
 Voilà un volume attendu. Depuis quelques années, on s’intéresse à nouveau aux échanges politiques et culturels européens et particulièrement à ceux qui concernent l’Angleterre et la France au XVIIIe siècle. Il existait des travaux anciens, ceux de Georges Ascoli et de Gilbert Chinard, par exemple, certes utiles, mais bien vieilli. Un vent nouveau souffle désormais sur les échanges culturels.

Les questions à poser, les domaines pris en compte, les supports utilisés, la nature de la dynamique des échanges, l’ensemble a pris un autre tour. Les mots employés alors (influences, échanges) ne le sont plus guère aujourd’hui. La disparition de ce vocabulaire au profit de « transferts culturels » ne relève pas du caprice ou d’un hommage rendu à on ne sait quelle modernité, mais plus profondément elle illustre des mutations épistémologiques importantes.

Les comparatistes qu’on pratiquait lors de mes années de formation, si l’on excepte les meilleurs d’entre eux comme Paul Hazard ou John Spink, se limitaient à un point de vue très souvent « national ». Ils étudiaient Rousseau en Allemagne, Montesquieu et l’Italie ou Goethe en France. Leur objet était pour l’essentiel la réception, mot moins brutal pour désigner l’influence de la pensée française. Ladite réception se limitait aux œuvres traduites et aux jugements portés sur elles. On ignorait l’histoire du livre et on s’intéressait peu, quand il ne s’agissait pas de grands noms, aux traducteurs. La presse périodique, qui œuvrait à la diffusion des savoirs, demeurait méconnue. En ce qui regarde le XVIIIe siècle et la circulation des Lumières dans l’espace européen, on recherchait à retrouver l’influence qu’avait pu avoir tel ou tel de nos philosophes dans la pensée critique de nos voisins. Pour dire vrai, si on s’intéressait aux Lumières européennes, c’était, sans qu’on l’avouât clairement, essentiellement parce que l’Europe des élites, éclairées ou non, parlait français. Il était rare que les corpus établis prissent en compte les correspondances privées pour y trouver des expériences originales de lectures et de confrontations avec des formes de penser nouvelles. Il fallut donc toute la hardiesse en son temps de Paul Hazard pour faire des Lumières un mouvement européen, inspiré par l’Angleterre, diffusé par la France et prenant dans chaque pays une spécificité nationale. Cette démarche laissait entendre, ce qui était une nouveauté, qu’il convenait de substituer à notre vision des Lumières rayonnant à partir de la France, source et origine de toute philosophie, une dynamique d’échanges sans réelle hiérarchie chronologique ou prééminence inventive.

Cultural transfers : France and Britain offre une ample illustration de la mutation que l’on vient d’esquisser. D’abord, ces études tiennent compte d’une diversification des supports et une large part est faite à la presse qu’elle soit l’œuvre des émigrés du Refuge comme les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle ou Les Ouvrages des savants de Basnage de Bauval ou d’innombrables journalistes installés aux quatre coins de l’Europe. La partie consacrée à la presse périodique dans la bibliographie de Cultural transfers est saisissante. Ensuite des correspondances diplomatiques, française et anglaise, et d’autres plus diverses et moins officielles. Ces supports analysés montrent l’importance dans ces échanges des informations politiques, culturelles et même scientifiques, qu’il s’agisse de la médecine ou de la physique. Ils illustrent la constitution de réseaux, parfois inattendus comme ce Londres-Montpellier, par exemple. Car ce sont bien des réseaux qui facilitent la circulation des informations et des idées, philosophiques, politiques ou scientifiques. Si ces réseaux mettent en valeur le rôle joué par les échanges épistolaires, d’autres réseaux tiennent au monde de la presse et même au monde académique. Je retiendrai pour ma part le rôle joué par la Bibliothèque anglaise qui diffuse et défend l’idée de tolérance et l’importance qu’il faut donner au Courrier de l’Europe, sorte de résumé périodique de la circulation européenne des œuvres. Un troisième ensemble tient aux traductions. Les analyses proposées ici constituent une réflexion sur la traduction, son ampleur, sa nature, son adaptation à un projet, militant ou non, et à un contexte culturel.

C’est dire la nouveauté et la richesse de ce volume. Une telle recherche ouvre des perspectives nombreuses. Il reste à étendre sur des bases semblables les réseaux à d’autres zones d’échanges et de transferts, à se lancer résolument dans une histoire du livre européen. L’imprimerie hollandaise, au même titre que la Société typographique de Neufchâtel de Charles-Joseph Panckoucke, appellent de semblables mises en perspective. Tout comme les afrancesados et les Sociétés des amis du Pays de l’Espagne éclairée, le monde académique prussien et le rôle qu’y jouent des passeurs comme Formey, le rayonnement de l’Italie de Beccaria et des frères Verri. Tous ces réseaux de transmission de savoirs et de philosophie se croisent et se complètent. Mais je me garderai pourtant de les confondre avec le modèle plus ancien de la République des Lettres, sérieusement mis à mal tout au long du XVIIIe siècle, par les fractures militantes qui modifient l’espace culturel et le monde même de l’édition. Il est impensable que par sa richesse, sa valeur documentaire et ses avancées méthodologiques ce livre ne suscite pas des vocations.

Un autre volume consacré au roman noir français permet de prolonger la réflexion sur les transferts culturels. Ils ne sont pas du même ordre que ceux pris en compte par Ann Thomson et ses collègues. Le domaine ici est littéraire. Un genre romanesque naît en Angleterre et connaît le succès. Avec des titres phares comme Le Moine de Lewis, Melmoth, Le Château d’Otronte de Walpole et bien d’autres encore. Ces ouvrages sont rapidement traduits en français et connaissent un succès égal. Ils imposent un genre au roman français : le roman gothique d’abord, le roman noir ou terrifiant ensuite, avec une évolution qu’analyse ici le spécialiste Maurice Lévy. Car il ne s’agit pas dans ces dénominations exactement de la même marchandise. Le roman gothique met l’accent sur le passé, les temps anciens. D’où l’importance du château, de ses secrets et des drames oubliés ou enfouis dans ses murailles, ses douves et ses oubliettes. Les passions les plus brutales y règnent, un peu comme dans les « nouvelles espagnoles », si fréquentes dans le roman du XVIIe siècle où elles apportent les éclats sang et or. Ce qui frappe, c’est le retour à des imaginaires sanglants que les bienséances avaient bannis. Pourquoi en Angleterre, puis en France ? Pourquoi d’abord des traductions, puis ensuite des imitations, enfin avec Rétif de la Bretonne et Sade, une version française du genre ?

Si le roman noir connaît un vif succès sous la Révolution, il demeure difficile d’en déduire qu’il est en accord avec ces temps de violences tourmentées, quand il est né dans une Angleterre assagie depuis plus d’un siècle et bien oublieuse du régicide de Charles Ier. On a aussi du mal à saisir le pourquoi d’une concurrence entre le château, le couvent et la forêt. S’agit-il d’imaginaires interchangeables ou de décalages symboliques ? Les analyses ici proposées mettent en appétit et l’on voudrait en savoir plus, toujours plus. Pour ma part, chaque maniaque ayant droit à ses manies, sur cet éditeur spécialisé dans le genre, Maradan à Paris, et sur les lecteurs de ses publications. Je regrette enfin un peu, sans être pour autant en accord avec toutes ses analyses qu’une part encore plus grande ne soit pas faite au livre d’Annie Le Brun Les Châteaux de la subversion. Si Jean Fabre, à la suite de Maurice Heine, avait rappelé lors du premier colloque universitaire consacré à Sade en 1966 ce que Sade doit au roman noir, Annie Le Brun en 1982 redonnait ses lettres de noblesse subversives aux châteaux du roman noir. La voie était ouverte : la bibliographie des titres récents (pp. 249-250) montre qu’elle a été arpentée. Jusqu’à Georges Bataille, dernier maillon après Balzac d’une lignée apparemment suspendue, qui retrouve ici la place qui lui est due. La valeur subversive du roman noir est peut-être à élargir. Il constitue une subversion des bienséances, mais aussi des convenances sociales en substituant aux héros triomphants, les victimes oubliées, des codes narratifs, en déplaçant ainsi l’intérêt né de leur lecture et en faisant des lieux une des sources du romanesque.

Il est bon enfin que ce travail nous rappelle que les transferts concernent aussi les cauchemars et les peurs.

Jean M. Goulemot

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